Périphéries

« Si on arrête le train, c’est fini » : comment La Thiérache, dans l’Aisne, incarne l’abandon de la France rurale

Périphéries

par Olivier Favier

Dans le Nord de l’Aisne, département qui s’étend des frontières de l’Île-de-France à celles de la Belgique, se trouve une ancienne région historique, précieuse pour son patrimoine architectural, ses produits agricoles et sa biodiversité : la Thiérache. Traversée par deux routes nationales, elle n’offre guère d’autres commodités de transport à ses 100 000 habitants, alors même qu’elle a abrité, dès l’entre-deux-guerres, des sites majeurs des chemins de fer français. À moins de 200 kilomètres de Paris, elle incarne comme presque nulle autre aujourd’hui l’abandon de la France rurale, délaissée par les services publics.

« Dans ma jeunesse, on pouvait se rendre à Moscou depuis Tergnier », sourit Jean-Paul Davion, ancien directeur de centre culturel, qui se souvient d’un temps où un simple passage en gare suffisait pour rêver. Aujourd’hui, huit voies à quais desservent encore la gare de cette commune de 14 000 habitants, située à mi-chemin entre Lille et Paris. Mais seules deux lignes s’y arrêtent, dont l’une en provenance de la capitale. Plus au nord, à proximité de la frontière belge, se trouve Hirson. Autrefois deuxième gare de triage de France après Paris, elle abrite encore un immense dépôt de locomotives surplombé d’une tour florentine de 45 mètres de haut, inspirée des beffrois du Nord.

Située à moins de 200 kilomètres de Paris, Hirson est aujourd’hui un archétype de ces communes oubliées, où aux dernières élections législatives en 2017, le Front national est arrivé en tête avec 25 % des voix au premier tour et une abstention massive, de près de 70 % (pour une ville de 9300 habitants). Plus significative encore est l’emprise locale du mouvement des gilets jaunes, où dans les premiers jours de la mobilisation en novembre, quelques 3000 personnes se sont relayées sans relâche pour l’occupation d’un rond-point.

Une voie ferrée sectionnée, des cars qui roulent à vide

Le voyageur qui veut aujourd’hui aller de Paris à Hirson peut s’y rendre en un peu plus de 2 heures 30 par la RN2, l’ancienne route royale, puis impériale, qui mène le plus directement de Paris à Bruxelles. Elle est partiellement aménagée en quatre voies [1]. La ligne de chemin de fer, à voie simple, est elle en bien piteux état.

Directe à l’origine depuis Paris, elle a été sectionnée en deux tronçons distincts et remplacée par des bus en période scolaire, soit un tiers de l’année. Pour des raisons de mauvaises harmonisations du site internet de la SNCF, « pendant les vacances, on ne trouve pas de trajet direct Paris Hirson, dénonce Michel Magniez, secrétaire de l’Association des usagers des transports - Aisne Nord Oise Somme (Autan). Les cars roulent à vide. Pendant plusieurs semaines, le car était même introuvable sur le site. » Par ailleurs, la Fédération nationale des associations des usagers du train (Fnaut) a montré que la substitution de lignes classiques par des autocars a un effet dissuasif. « C’est moins confortable, plus lent et moins fiable », résume Michel Magniez.

Des horaires d’autocars introuvables

L’alternative proposée est d’emprunter une autre ligne avec une correspondance et une attente d’une heure et demie en gare. La ligne est peu fréquentée. « Plus on rend l’accès au train compliqué, moins les gens le prennent, et on finit par avoir des trains avec trois personnes », explique Marie-Pierre Duval, journaliste au quotidien régional L’Union depuis 1991, qui a beaucoup travaillé sur les transports du quotidien. Elle multiplie les exemples, ailleurs dans le département : « Mon fils a pris pendant six mois le train de Laon à Saint-Quentin, avec un changement à Tergnier. J’ai dû aller l’emmener ou le chercher quatre fois, parce que la correspondance n’était pas respectée. Il n’attendait qu’une chose : avoir son permis. » Ailleurs, « certains trains sont supprimés sans qu’on sache pourquoi. Quand vous êtes obligés de prendre la voiture plusieurs fois par mois, vous finissez par abandonner le train [2] ».

« La mobilité dans l’Aisne est un problème essentiel, poursuit-elle, qui va bien au-delà de la SNCF. » Nous sommes en effet dans l’un des départements les plus pauvres de France, un territoire très rural de 806 communes. Le Réseau des autocars de l’Aisne (RTA) - offre des services déficients [3] « Durant l’année 2016-2017, la firme s’est montrée incapable de fournir des fiches papiers avec les horaires avant juin », se souvient Michel Magniez. « Certaines lignes de substitution du train, comme celle qui relie Hirson à Guise, intéressent les étudiants car il y a des continuités entre bac professionnel et BTS », explique-t-il. Pourtant, dans ce cas précis, il est pratiquement impossible de trouver les horaires sur le site, comme il en fait aussitôt la démonstration.

« Un tarif à bord beaucoup plus cher, même quand il n’y a ni guichet ni distributeur »

Historiquement, le Nord de l’Aisne, où se trouvent Tergnier et Hirson, a possédé un réseau ferré extrêmement dense. Michel Magniez cite avec délectation une scène du film Bienvenue à Marly-Gomont, qui raconte la jeunesse du chanteur Kamini dans un petit village de la Thiérache, où l’on assiste - nous sommes en 1975 - à une délibération du conseil municipal pour une meilleure desserte communale par le chemin de fer. Aujourd’hui, la plupart des anciennes lignes sont devenues des voies vertes, qui permettent notamment de faire un beau circuit en vélo autour des églises fortifiées, merveille du patrimoine local.

Michel Magniez, secrétaire de l’Association des usagers des transports - Aisne Nord Oise Somme / © Olivier Favier

On trouve aussi des arrêts sans gare, où les usagers doivent venir munis de leurs titres de transport, achetés en ligne ou dans une autre station. Pour quelques semaines encore, on peut acheter aussi son billet directement au contrôleur. « Dans toute la France, explique Michel Magniez, la SNCF va mettre en place au premier semestre 2019 un tarif à bord beaucoup plus cher, même quand il n’y a ni guichet ni distributeur. La seule région à résister c’est les Hauts-de-France, qui pratiquera une différence de prix relativement modérée. La question est de savoir pourquoi les autres régions ont accepté une telle injustice. »

« La région s’est engagée à ne fermer aucune ligne, aucune gare, aucun guichet, aucun arrêt »

Militant écologiste, Michel Magniez insiste sur le caractère apolitique de son association et le soutien apporté par le président de région, l’ex-Républicain Xavier Bertrand, pour le maintien du réseau existant. « Son score modeste au premier tour (24%) alors qu’il était parvenu à faire sur son nom l’union des droites n’est peut-être pas pour rien dans cette attention portée aux usagers dès le début de son mandat, explique-t-il. Quoi qu’il en soit, la région s’est engagée à ne fermer aucune ligne, aucune gare, aucun guichet, aucun arrêt. On verra bien ce qu’il en sera, mais si la promesse est maintenue, c’est déjà énorme. »

Michel Magniez rappelle encore que Pierre Mauroy a fait de Lille le nœud ferroviaire incontournable entre les trois capitales - Paris, Londres et Bruxelles. Il n’a pas su préserver à moyen terme la ligne classique entre les métropoles françaises et belges, que les habitants de la Thiérache rêvent de voir rouvrir aujourd’hui. L’alternative existe déjà sur d’autres axes forts du TGV, comme le Paris-Lyon ou le Paris-Strasbourg. Cela aurait d’autant plus de sens qu’un nouvel abonnement proposé par la région permet d’avoir 50 % de réduction sur l’ensemble des trajets en TER (transport express régional).

Les effets du Charles de Gaulle Express sur les Hauts-de-France

Au cœur du département, la préfecture de l’Aisne est elle-même en sursis du point de vue ferroviaire. Sans investissements massifs, ce qu’on nomme aujourd’hui l’étoile de Laon pourrait disparaître d’ici quatre ou cinq ans. « C’est le résultat de décennies d’abandon des trains du quotidien au profit des grands projets », renchérit Michel Magniez, qui rappelle que le budget du Charles de Gaulle Express, censé simplement doubler le RER B entre l’aéroport de Roissy et la Gare du Nord à Paris, se chiffre en milliards d’euros. À titre de comparaison, maintenir la viabilité de la ligne Laon-Hirson jusqu’en 2050 est l’affaire de 40 millions d’euros et la région s’est d’ores et déjà engagée à en financer la moitié.

« C’est un autre Notre-Dame-des-Landes », résume Marie-Pierre Duval à propos d’une ligne qui doit simplement permettre aux passagers fortunés des liaisons aériennes internationales d’arriver un peu plus vite à Paris, pour un coût évidemment supérieur au train régional. Son ouverture ne serait pas sans influer sur les transports en Hauts-de-France. En cas de problème sur la ligne, les trains du Charles de Gaulle express seraient prioritaires sur le RER B, la ligne K du Transilien jusqu’à Crépy-en-Valois ainsi que sur le Paris-Laon, des lignes qui souffrent déjà de nombreux dysfonctionnements.

Des liaisons vers Amiens ou Lille impossibles sans correspondance

Sur les lignes menacées du pays laonnois, la région s’est récemment engagée à financer pour moitié les nécessaires travaux de maintenance. Le réseau ferré de France n’interviendra qu’à hauteur de 8,5 %. Le reste pourrait être trouvé grâce à un contrat de plan, en partenariat avec l’État. C’est d’autant plus attendu que le maire de Laon, Éric Delhaye (UDI), a de grandes ambitions pour le quartier de la gare. « La difficulté d’une ville comme Laon, c’est que nous avons trois centres-villes, explique-t-il. Le quartier de la gare est l’un d’eux et il fait partie du périmètre action cœur du ville. On a de vastes friches sur Laon et des réflexions à mener sur l’organisation de ces friches pour faire un projet urbain, avec des espaces de co-working, de la production de logements, de l’accueil d’équipements publics, culturels. »

Le maintien des transports ferroviaires reste essentiel pour attirer des cadres, d’autant, souligne l’élu, que « le tropisme pour nous est plutôt vers le Sud, Paris ou Reims. » Les liaisons vers l’ancienne capitale régionale, Amiens, et la nouvelle, Lille, sont en effet impossibles sans correspondance. Il partage l’inquiétude quant au Charles de Gaulle express : « La liaison entre Paris et Laon est vitale, parce que nous avons des usagers qui partent travailler quotidiennement dans la capitale. » Maintenir un réseau qualitatif n’est plus dans les possibilités financières de la municipalité. « Il y a dix ou quinze ans notre collectivité avait participé à la modernisation du Paris-Laon. Mais aujourd’hui cela dépasse clairement nos enjeux », avoue-t-il.

La Belgique rouvre des lignes vers le nord de la France

À l’échelle européenne, des lignes ont été rouvertes à l’initiative de la SNCB, l’équivalent belge de la SNCF, vers de petites communes du Nord et de l’Aisne [4]. « Si les Belges l’ont fait, c’est bien que c’est rentable », souligne Michel Magniez, qui ajoute que pendant les premiers jours on ne pouvait pas acheter de billets pour ces trajets en France, en gare y compris.

Cette initiative rend d’autant plus surprenante la mauvaise qualité de certaines lignes françaises. « Nous ce qu’on veut c’est que les trains roulent, qu’il y en ait beaucoup, qu’ils soient à l’heure et que le tarif soit incitatif », résume-t-il. Pour lui, le train doit rester un service public : « L’essentiel, ce sont les infrastructures, et il est impensable qu’elles soient privatisées. » C’est aussi la ligne défendue par Michel Brizet, ancien cheminot originaire d’Hirson : « J’ai fait presque les trois-quarts de ma carrière comme agent de maîtrise aux ateliers du matériel de Tergnier. Les dix derniers années j’ai travaillé comme gestionnaire de moyens, pour les personnels et les engins, en faisant face aux imprévus. C’était un métier très intéressant, on faisait les trois huit, 365 jours par an. Ma retraite est de 1850 euros par mois. Je dis ça pour les gens qui critiquent les cheminots. »

« Si demain le transport est payant, les gamins n’iront plus à l’école »

Sa ville natale, il la décrit avec admiration comme « un gros centre ferroviaire et un gros centre de résistance pendant la seconde guerre mondiale ». Dans sa ville d’adoption, Tergnier, il lui arrive d’emmener en visite les journalistes étrangers qui cherchent à comprendre comment la cité cheminote, bastion communiste, s’est mise à voter Front national. Les habitants du Nord de l’Aisne auraient-ils perdu le goût de l’ailleurs, à force d’être coupés du monde ? « Les gens d’Hirson quittent peu leur ville » constate-t-il, un diagnostic confirmé par Marie-Pierre Duval : « On n’a pas cette culture du déplacement. On va travailler au bout de la rue, parfois dans la commune à côté, pas plus loin. Beaucoup de gens n’ont pas les moyens d’avoir une voiture. Si on arrête le train c’est fini. » Et elle ajoute : « On est l’un des derniers départements où le transport scolaire est pris en charge presque à 100 % par la région. Si demain le transport est payant, les gamins n’iront plus à l’école. » C’est pour les élèves, du reste, qu’a eu lieu la seule création de gare dans le département depuis vingt ans. « J’étais là, se souvient Michel Brizet, quand on a ouvert le site d’Hirson-écoles en 2000. »

Michel Brizet, ancien cheminot originaire d’Hirson / © Olivier Favier

Ancien adjoint au maire de Tergnier, Michel Brizet a une vision politique quant à l’avenir du train : « On a axé les gens sur le véhicule automobile, et on a cassé tout le reste. Si l’on veut une véritable transition écologique, il faut y revenir. Un train de marchandises, c’est cinquante camions. » Le train connaîtra-t-il le même destin que le tramway ? Délaissé lui aussi durant les Trente Glorieuses, il a connu une seconde vie avec la réouverture de 25 réseaux depuis les années 90. Des trois lignes qui demeuraient à la fin des années 80, l’une se trouvait dans les Hauts-de-France, entre Lille, Roubaix et Tourcoing. Renforcée par la ligne de métro, elle continue aujourd’hui de desservir d’autres arrêts et ne désemplit pas. Il en sera peut-être ainsi un jour des trains régionaux, compléments essentiels du TGV, symbole de l’excellence française par-delà les frontières, mais peu soucieux des usagers du quotidien.

Olivier Favier

Photo : CC Gare de Caudry, entre Hirson et Cambrai / CC Jannick Jérémy

Notes

[1On parle depuis longtemps de la dédoubler sur le Nord de département, mais cet aménagement pose néanmoins de réels problèmes d’impacts écologiques, sur les cours d’eau et le maintien du bocage de l’Avesnois, sur un territoire rural préservé, où l’on produit un excellent cidre et un fromage de légende, le Maroilles.

[2Marie-Pierre Duval cite la ligne Laon-Reims notamment, gérée par la région Grand est.

[3Voir notamment cet article du « Courrier Picard » en 2017.

[4Saint-Quentin à Charleroi, Namur et Mons par Maubeuge et Aulnoye, dans le département du Nord. Aulnoye est ainsi redevenu, depuis quelques semaines, un centre de correspondance pour l’international, ce qu’il a été historiquement, comme Hirson et Tergnier.