Projet immobilier

Quand Vinci veut construire immeubles, crèches et espaces verts sur un terrain pollué au plomb et à l’arsenic

Projet immobilier

par Eric Dourel

A Toulouse, le géant du BTP Vinci veut édifier un ensemble immobilier écolo-compatible, avec espaces verts, jardins partagés, une résidence senior, une crèche, des bureaux et logements collectifs. Petit problème, les sols et la nappe phréatique sont pollués aux hydrocarbures et aux métaux lourds, surtout au plomb. Mais de la mairie à la préfecture, personne ne semble s’inquiéter de la construction de centaines de logements sur un ancien site industriel. Et sans alerte de la part de riverains ou de citoyens, aucun compte ne sera demandé à Vinci sur les éventuels travaux de dépollution. Enquête.

C’est un vaste terrain vague bordé de murs plein de graffitis, où s’obstinent à danser quelques herbes folles devant une poignée d’arbres dégarnis. Rien de plus. Au fond, on aperçoit la ligne de chemin de fer Toulouse-Albi. Devant, le chemin Lapujade, une rue populaire sans l’ombre d’un commerce où seuls des immeubles collectifs, genre blocs en béton, poussent comme des champignons au détriment des « toulousaines », ces petites maisons typiques en galets et en briques. Nous sommes à moins de trois kilomètres de la Place du Capitole, l’hypercentre de Toulouse et ce terrain de 16 829 m2, qui s’étend du n°67 au n° 93 du Chemin Lapujade fait figure d’ovni. Comment a-t-on pu laisser vacant depuis plus de dix ans une telle superficie foncière dans un secteur en proie à la frénésie immobilière ?

Deux projets bloqués par la crise et les riverains

Petit retour en arrière : fin des années 90, l’entreprise Fournie-Grospaud, propriétaire du site, spécialisée dans les équipements électriques (armoires électriques, câblages..) est rachetée par Vinci Énergie. Laquelle hérite de ce terrain, truffé de hangars, bâtiments divers et bureaux. En mai 2007, Vinci Énergie signe une promesse de vente avec une autre filiale du groupe, Vinci Immobilier. Cette dernière envisage de lancer sur ces parcelles un juteux programme immobilier articulé autour de six immeubles de trois étages, qui accueilleront 246 logements. Un mois et demi plus tard, fin juin 2007, le permis de construire est délivré par la mairie de Toulouse. Mais en 2008, avec la crise bancaire et financière qui assombrit le marché mondial, l’immobilier dégringole, Vinci Immobilier suspend son projet. « Nous vendions sur plan. Et à ce moment-là, plus personne ne voulait investir dans la pierre », se remémore une chargée de com’ du groupe. Fin du premier acte.

En 2010-2011, la municipalité, alors dirigée par le socialiste Pierre Cohen, décide d’un nouveau plan local d’urbanisme qui privilégie les constructions verticales pour en finir avec l’étalement urbain. Le terrain de Vinci est désigné par la mairie pour accueillir plusieurs immeubles de quatre à huit étages, soit au total 600 logements. Quitte à sacrifier quelques maisons toulousaines et à faire de l’ombre à celles qui restent. « Nous avons aussitôt créé une association de quartier de 200 membres, récolté 845 signatures, accroché une cinquantaine de banderoles sur nos maisons, organisé des repas de rue, prévenu les médias. La mairie a reculé », se félicite encore aujourd’hui Catherine Denoel, présidente de l’association Ilot Lapujade. Une belle bagarre qui, au final, a permis aux riverains de poser des gardes-fous pour les futurs projets immobiliers qui toucheraient leur quartier. « Nous avons clairement imposé une hauteur de bâtiments, un type particulier de logements et surtout demandé à ce qu’on construise sur le terrain de Vinci une maison pour personnes âgées, une crèche et des jardins partagés », poursuit Catherine Denoel. Fin du deuxième acte.

« Pas le moindre souci pour accueillir des enfants »

Le 23 décembre 2014, Vinci Construction, nouveau propriétaire du site – ce terrain est passé successivement entre les mains de trois filiales de Vinci –, dépose un permis de construire pour édifier un ensemble immobilier comprenant une crèche, une résidence senior, des bureaux, 185 logements collectifs. Le tout entouré d’espaces vert et de jardins partagés. « Bien sûr que nous sommes satisfaits, c’est exactement ce pour quoi on s’est battu », commente Catherine Denoel. Sauf que l’accueil d’enfants en bas âges ou la mise en place de jardins partagés, pose des questions : quid de la pollution de ce terrain ?

« Cela fait quatre ans qu’on demande à Vinci et à la mairie si ces terres sont polluées. Nous n’avons jamais eu de réponse », rétorque la présidente de l’association de quartier. « Fin 2014, à la réunion de présentation du projet, ils sont restés très flous. Ils ont parlé d’une pollution minime. Concernant la nappe phréatique, en dessous, ils ne nous ont rien dit », précise la présidente. Du côté de Vinci Construction, Xavier Defaux, directeur de la communication, se veut rassurant : « Il n’y a rien de particulier sur ce terrain. Aucune pollution au niveau de la nappe phréatique. Juste quelques traces localisées d’hydrocarbures au niveau des sols. Une fois qu’on aura traité tout ça, il n’y aura pas le moindre souci pour accueillir des enfants ».

Un passé industriel préoccupant

Pourtant, d’après quatre rapports que s’est procuré Basta!, la pollution des sols et de la nappe phréatique est bien plus problématique que Vinci Construction ne voudrait le laisser croire... En août 2006, Calligee, bureau d’étude d’expertise et de conseil en ingénierie de l’environnement, avec 25 ans d’expériences, est missionné par Vinci Énergies pour « réaliser un diagnostic de (non) pollution des sols ». Ce premier rapport de 39 pages s’intéresse à « l’étude de l’historique et de la vulnérabilité » du terrain. On y apprend que la nappe phréatique se trouve à seulement trois mètres de profondeur. Et surtout on découvre le passé industriel de ce terrain.

Occupé jusqu’en 1940 par des jardins et habitations, le terrain voit défiler à partir de 1946, une imprimerie – qui y avait installé ses presses rotatives au plomb –, une entreprise de peinture, un fournisseur de matériel électrique, une fonderie, un dépôt de droguerie et de matière plastique, une entreprise de travaux publics, une miroiterie et l’entreprise Fournie-Grospaud, avec ses équipements électriques, qui en 1990 a racheté toutes les parcelles. Autant d’activités qui ont forcément généré des pollutions étant donnée l’utilisation de peintures, solvants, métaux, carburants, huile, plomb... À ce stade, le bureau d’étude Calligee va s’attacher à la partie visible de la pollution et identifier « quatre zones » qui posent problème : une « cuve à fuel de 10 000 litres qui a fuit dans le passé », une « chaudière », elle aussi victime de fuites, une « fosse d’entretien de véhicules » et une « ancienne cabine de peintures ». Calligee propose de lancer neuf sondages pour étudier l’incidence de ces pollutions.

Pollutions aux hydrocarbures, cuivre, arsenic et plomb

En septembre 2006, nouveau rapport, cette fois-ci de 53 pages. Les sondages ou « investigations de terrain avec prélèvements et analyses des sols » ont été menés. Résultat : « Des teneurs en arsenic, plomb et hydrocarbures totaux supérieures à la VDSS [valeur guide de sécurité, ndlr] ont été repérées ». Au niveau de la qualité des eaux souterraines, « les teneurs en hydrocarbures et métaux relevées sur les sols amènent à se préoccuper des eaux souterraines », « la nappe a pu être impactée par ces pollutions ».

Novembre 2006, Calligee propose un devis à Vinci Immobilier qui a pris le relais de Vinci Énergie. Objectif : « réaliser des investigations complémentaires afin de déterminer l’extension des sources de pollution ». Accepté. En janvier 2007, nouveau rapport de 93 pages. Pour cette campagne d’investigations, Calligee y est allé à la tarière mécanique, une machine de forage munie d’une grosse mèche métallique. Plusieurs zones de pollutions aux hydrocarbures, cuivre et arsenic sont parfaitement identifiées. Mais c’est surtout le plomb qui pose problème : « Des teneurs au plomb supérieures aux valeurs guides ont été observées sur de nombreux sondages. En règle générale, ces teneurs sont présentes en surface (entre 0 et 0,5 m) ». Mais « il n’est pas possible de cartographier de manière précise l’étendue des pollutions au plomb car plusieurs zones sont concernées de manière inattendue ».

Une zone de 600 m2 est particulièrement touchée avec un pic de 1000 milligrammes par kilo. Soit deux fois et demi plus élevé que le « VCI », le seuil d’alerte au delà duquel les risques pour la santé humaine sont avérés... « Le niveau de pollution est effectivement très préoccupant, car on est face ici à des sols pollués genre usine de récupération de batterie », réagit André Picot, toxico-chimiste, directeur de recherche honoraire au CNRS et expert français honoraire auprès de l’Union Européenne pour les produits chimiques en milieu de travail. Pour lui, « ce sont les enfants et les femmes enceintes qui sont les plus exposés. Surtout qu’une corrélation entre le taux de plomb et le quotient intellectuel des jeunes enfants est aujourd’hui clairement établie ».

Au niveau des eaux souterraines, des traces de BTEX (composés aromatiques volatiles de Benzène, toluène, ethylbenzène et xylène) et des COHV, composés organo-halogènes volatiles, tous deux aussi nocifs que toxiques, sont présentes à des taux « supérieurs aux valeurs guides ». « Ces teneurs mettent en garde sur l’utilisation des eaux souterraines », notamment concernant « les puits de l’impasse Fourcaran ». L’impasse Fourcaran ? C’est une enclave d’anciens pavillons ouvriers qui coupe en deux parties le terrain de Vinci. Même si elle n’est pas directement impactée par le projet immobilier, elle est visiblement touchée par la pollution de la nappe phréatique. Sauf que les riverains de cette impasse n’ont jamais été informés de ces risques. « Sur seize maisons, la moitié possèdent un puits dans leur jardin. Et certains s’en servent évidemment pour arroser leurs fruits et légumes », confie une habitante de l’impasse...

Mairie et préfecture ne sont pas au courant

« Nous avons depuis mandaté un autre bureau d’études, qui a intégré ces différents rapports. Il ne préconise rien de particulier », se défend Xavier Defaux, directeur de la communication de Vinci Construction. « Bien sûr, nous allons engager une dépollution. » Comment ? « Fin 2014, quand ils ont fait allusion à la pollution, ils nous ont dit qu’ils allaient l’enlever grâce à un traitement des sols et à un raclage des terres », se souvient la présidente de l’association de quartier. Ce qui fait sourire Jean-François Narbonne, professeur en toxicologie à l’université de Bordeaux 1 et expert à l’Agence nationale de sécurité sanitaire (ANSES) : « Pour dépolluer un terrain au plomb, il faut décaisser le sol, enlever la couche de terre, la traiter in situ ou à l’extérieur. Puis la remettre une fois qu’on l’a nettoyée ou alors l’expédier dans une décharge spécifique. C’est le seul moyen de réutiliser de tels sols. »

Qu’en pense la mairie, qui s’apprête d’ici l’été à délivrer le permis de construire ? « Nous n’avons aucune information là-dessus. Même si c’est un peu aberrant, en tant qu’instructeur, ce n’est pas notre problème. Nous délivrons le permis uniquement en fonction du respect des critères du plan local d’urbanisme. On leur fait confiance », réplique le service presse de la mairie de Toulouse. Et la préfecture ? « Nous avons connaissance d’une ancienne activité de compression sur ce site, avec un rapport de déclaration de fuite de gazoil, mais le reste est inconnu de nos services », détaille Olivier Delcayrou, directeur de cabinet du préfet de la Haute-Garonne.

Quelles garanties que Vinci prendra les mesures nécessaires ? Quel contrôle par les pouvoirs publics ? « Nous sommes ici sur un régime de déclaration et non d’autorisation. Ce qui signifie que c’est au porteur de projet d’assurer les études et la dépollution des sols », explique Olivier Delcayrou. Personne, à part l’entreprise propriétaire, ne semble avoir la mémoire de l’histoire industrielle du site. « En cas d’alerte, on pourra toujours leur demander des comptes », précise le responsable de la préfecture. C’est peut-être le bon moment...

Eric Dourel

Photos : © Eric Dourel. A gauche, derrière l’enceinte de murs tagués, l’impasse Fourcaran. Au fond, à droite, au dessus du talus, la ligne de chemin de fer Toulouse-Albi.

Données et rapport : Extraits du rapport de Calligee, Diagnostic de pollution des sols et des eaux sur le site « Fournie Grospaud », sis « Chemin de Lapujade » à Toulouse. Investigations de terrain complémentaires, janvier 2007.