Marché des droits à polluer

Pour sauver le climat, le Parlement européen ouvre la porte au nucléaire, et demain aux OGM

Marché des droits à polluer

par Sophie Chapelle

Ce vote est presque passé inaperçu : le 25 novembre, les trois quarts des députés européens, dont – surprise ! – la plupart des écologistes, ont adopté une résolution lourde de conséquences : l’extension du marché carbone mis en place en Europe à l’ensemble de la planète. Le recours au marché pour acheter et vendre des « droits à polluer » est loin d’avoir rempli son objectif : réduire les émissions de gaz à effet de serre. Pire : plusieurs techniques polluantes pourraient demain être considérées comme relevant du « développement durable » : l’énergie nucléaire, la culture de certains OGM ou la captation et séquestration du CO2. Sans oublier les effets socialement néfastes de certains projets sur les populations locales. Explications.

Une résolution adoptée à 76 % des voix le 25 novembre par le Parlement européen entérine la volonté de mettre en oeuvre « un marché du carbone mondial ». Objectif : réduire de 20 % les émissions de gaz à effet de serre d’ici 2020 (par rapport au niveau de 1990). L’extension mondiale du « marché carbone », jusque là réservé à l’Union européenne (depuis 2005), permettra aux multinationales européennes d’investir dans de nouvelles techniques pour compenser au Sud leurs émissions industrielles au Nord. Parmi elles : le nucléaire, une « agriculture de conservation » dont certains OGM, la préservation de la forêt (parfois aux dépens des populations qui en vivent), la capture et la séquestration de carbone figurent sur la table des négociations de Copenhague. Des projets entrant dans ce cadre pourront ainsi être financés par les grandes entreprises en échange de « droits à polluer ». La droite, les néo-libéraux et la gauche social-démocrate ont très largement voté pour. Plus surprenant : la grande majorité du groupe écologiste également (Yannick Jadot, député européen d’Europe écologie, s’en explique ici). Un vote lourd de conséquences.

Quand la pollution devient une marchandise

Chaque pays de l’Union européenne dispose d’un quota de dioxyde de carbone. Ce quota de CO2 est ensuite réparti par le gouvernement à chaque secteur économique puis à chaque entreprise. Les entreprises qui n’utilisent pas tout leur quota peuvent vendre leur surplus à celles qui ont dépassé leur plafond. Ce sont les fameux « droits à polluer ». « Les émetteurs sur le marché carbone européen peuvent aussi compenser leurs émissions, c’est à dire financer des projets permettant de réduire les émissions de CO² en dehors de leur secteur et de leur pays », explique Sarah-Jayne Clifton, auteur d’un rapport sur les marchés carbone (en anglais) pour l’organisation écologiste Les Amis de la terre. Selon elle, cela revient à acheter et vendre « une marchandise artificielle : le droit d’émettre du dioxyde de carbone » Plus des deux tiers de ces projets concernent l’Asie, suivie par l’Amérique latine (30 %) et l’Afrique (3 %).

Présentés par les entreprises qui les mettent en oeuvre comme de généreuses actions de « développement durable », ces projets ont souvent des effets pervers. L’Etat d’Oaxaca, au Mexique, a ainsi été choisi par des multinationales pour une implantation d’éoliennes à grande échelle. Problème : les populations locales en profitent-elles ? « Les peuples indigènes ont été contraints de signer des contrats qu’ils ne comprenaient pas et selon lesquels on leur offrait une compensation de 7 € par an et par hectare en contrepartie des terrains occupés par les éoliennes », relativise Bettina Covz Velasquez, membre d’une assemblée citoyenne locale. A ce jour, 300 de ces contrats ont été annulés. Pour Bettina, une chose est sûre : « Ces projets ne sont pas du développement durable car ils se font contre les populations locales et au profit des multinationales ».

Les forêts intégrées dans la finance carbone, mais pas les populations

Ces mécanismes de compensation pourraient être étendus aux forêts lors des négociations de Copenhague. Discuté sous l’acronyme REDD (Réduction des émissions liées à la déforestation et à la dégradation des forêts), ce mécanisme est censé aider les pays en développement à protéger et gérer leurs forêts primaires et à réduire les émissions causées par le déboisement. La déforestation représente environ 20 % des émissions mondiales de CO2 : les arbres absorbent le carbone et le rejettent quand ils sont brûlés. Les acteurs économiques pourraient donc recourir à ce mécanisme pour préserver les forêts et revendre un droit à polluer correspondant aux quantités de carbone qui y sont stockées.

Ce mécanisme de compensation est cependant fortement contesté. D’une part, il est fondé sur une définition des forêts qui inclut les plantations nouvelles. Or, les forêts tropicales stockent cinq fois plus de carbone que les plantations mais elles constituent des réserves de biodiversité irremplaçables. « Sur un hectare à Yasuni (Equateur), on trouve autant de biodiversité que dans l’ensemble des Etats-Unis et du Canada », illustre Alexandra, militante d’Acción Ecológica. REDD soulève également des problèmes de gouvernance : alors même qu’1,6 milliards de personnes dans le monde dépendent des forêts, l’absence de droits fonciers bien définis ne leur garantit aucune assurance de recevoir des fonds pour leurs efforts de conservation. Qui ira signer un chèque à telle communauté qui vit au coeur de l’Amazonie pour sa contribution à la préservation de la forêt ? Pire, selon le Mouvement mondial pour les forêts tropicales (WRM), l’établissement d’aires protégées aurait conduit à 600.000 expropriations en Inde depuis 2002 et au déplacement forcé de 51.000 résidents en Afrique centrale, sous prétexte de créer des espaces naturels.

Porte ouverte au soja génétiquement modifié

Dans la novlangue des négociateurs de Copenhague, que peut-bien signifier « agriculture de conservation » ? Ce label recouvre des réalités très différentes allant de l’agriculture biologique à l’agrobusiness, y compris la culture d’organismes génétiquement modifiés (OGM) avec « semis direct », c’est-à-dire sans labour. « Le semis direct est considéré comme une pratique favorable à l’environnement, qui accroît le taux de matière organique dans le sol et réduit son érosion », explique Javier Rulli. Dans le cas des monocultures industrielles de soja Roundup Ready, une partie de cette technique est utilisée en conjonction avec d’autres pratiques très préjudiciables pour l’environnement. »

La culture de ce soja est en effet combinée à l’utilisation d’un herbicide, le glyphosate. Lorsque ce dernier est répandu, toutes les plantes meurent sauf le soja génétiquement modifié. Dès 2005, l’Association des agriculteurs argentins pratiquant le semis direct a proposé l’intégration de cette technique dans les mécanismes de compensation carbone. Quatrième exportateur de soja au monde, le Paraguay est particulièrement concerné. « Il est essentiel d’éviter que les producteurs de soja obtiennent la compensation carbone pour cultiver le soja transgénique, explique Jorge Galleano, président du Mouvement agraire populaire au Paraguay. Au bout de dix ans de cultures de soja génétiquement modifié, 30.000 familles paysannes ont été expropriées et vivent aujourd’hui dans les décharges. » L’agriculture de conservation est promue par la FAO et « représente une opportunité de premier ordre pour la mise en oeuvre de conventions internationales ». Si ces techniques agricoles figurent parmi les mécanismes de compensation qui se décideront à Copenhague, l’Union européenne devra les intégrer dans son marché carbone. Estimera-t-elle que financer les OGM en dehors de ses frontières permet de lutter contre le réchauffement climatique ?

Stockage du CO² et promotion du nucléaire

Autre technique en vogue dans les négociations climat, la capture et le stockage artificiel souterrain de CO². Cette technique est en cours d’expérimentation sur le sol français. Elle vise à capturer le CO² émis par des sites pétroliers ou industriels pour l’injecter en sous-sol. Pour Arnaud Gossement, porte parole de France Nature Environnement, « mettre du carbone sous le tapis ou dans un grand trou ne permet pas de réduire nos émissions mais simplement de différer, voire même d’aggraver le problème ». Le stockage de CO2 comporte également un risque pour les populations qui vivront à proximité du site en cas de fuite massive de gaz. Cette technologie - pas vraiment au point - entrera-t-elle demain dans les projets que l’Europe considère comme préservant l’environnement ?

EDF et Areva pourraient faire partie des grands gagnants du sommet de Copenhague. Dans sa résolution du 25 novembre 2009, le Parlement européen souligne que « le passage à l’échelle internationale à une économie à faible intensité de carbone conférera à l’énergie nucléaire un rôle important dans le bouquet énergétique à moyen terme ». Le nucléaire est revenu sur la table des négociations en octobre 2009, lors de la session de négociations de Bangkok. Le Canada, les Etats-Unis, le Japon, le Mexique, l’Inde, l’Afrique et aussi la France souhaitent que cette source d’énergie puisse bénéficier de financements par les pays industrialisés pour réduire les émissions de gaz à effet de serre des pays en développement. « Si le nucléaire est inclus dans l’accord de Copenhague, il absorbera des fonds considérables, et privera les pays en développement de financement cruciaux pour limiter leurs émissions via les vraies solutions, comme les énergies renouvelables, l’efficacité énergétique ou la lutte contre la déforestation », prévient Morgane Créach, du Réseau Action Climat.

Après la crise des subprimes, la crise du marché carbone ?

Le marché carbone est présenté par l’Union européenne comme un outil indirect pour réduire les émissions, par opposition à d’autres outils directs dont disposent les gouvernements tels que l’investissement et la réglementation. Dans les faits, la première phase du système communautaire d’échange des quotas d’émissions entre 2005 et 2007 s’est soldée par un échec : le prix de la tonne de carbone s’est effondrée à un point tel – 1,30 € en février 2007 - que les entreprises et secteurs n’ont en rien été incités à réduire leurs émissions.

Du côté des institutions, on sent poindre un certain abattement. Dans un récent communiqué, la Deutsche Bank reconnaît que « les marchés carbone n’encouragent pas les investissements propres ». Le Comité sur le changement climatique britannique confirme que « nous ne pouvons donc pas espérer que le système communautaire d’échange des quotas d’émissions garantisse les investissements en solutions à faible émission de carbone exigés pour la décarbonisation du secteur ayant fait l’objet des échanges, d’ici 2020 ». Le marché carbone pourrait également être à l’origine de la prochaine crise financière. Il y a « un risque, alerte Sarah-Jayne Clifton, des Amis de la terre, que l’échange de quotas de carbone forme une bulle de marchandises spéculative susceptible de provoquer une faillite financière mondiale d’une ampleur et d’une nature similaires à celle causée par la récente crise des subprimes ».

La lutte contre le changement climatique est-elle soluble dans le marché ? C’est la voie que semble indiquer les parlementaires européens, y compris le groupe des députés écologistes français où seuls José Bové et Pascal Canfin ont exprimé leur réserve, l’un par l’abstention, l’autre par la non participation au vote, pendant que la Gauche unitaire européenne (gauche radicale et communistes) se divisait sur la question.

Sophie Chapelle