Du côté des privilèges

Pinçon-Charlot : « Les riches savent que la situation sociale est explosive »

Du côté des privilèges

par Nadia Djabali

Après avoir écrit des livres sur les grandes fortunes, les châtelains, la chasse à courre, la grande bourgeoisie parisienne ou les millionnaires, les Pinçon-Charlot récidivent. Le couple de sociologues publie une nouvelle version du Président des riches, leur best-seller. Et s’invite à sa manière dans la campagne présidentielle. Entretien.

Crédit photo : Teddy Mazina

Bastamag

Pourquoi un second épisode du Président des riches [1] ?

Monique Pinçon-Charlot : Notre première version du Président des riches s’est terminée le 30 juin 2010. Depuis, il y a eu l’affaire Bettencourt, l’affaire Servier avec le Mediator, l’affaire Wildenstein [2], qui ne demande qu’à s’enflammer, et l’affaire Tapie, qui s’est transformée en affaire Lagarde. Nous avons également assisté à la quasi-suppression de l’impôt sur la fortune (ISF). Nicolas Sarkozy est un peu fondé de pouvoir de tous ceux qui participent à la concentration des richesses dans la France d’aujourd’hui. Souvenez-vous : pour fêter sa victoire électorale le 7 mai 2007, il invite une grande partie des patrons du CAC 40 au Fouquet’s. C’était le signe que le monde politique allait être aux ordres de la finance.

Ce qui s’est confirmé...

Monique Pinçon-Charlot : Quand nous décortiquons le quinquennat de Nicolas Sarkozy avec nos lunettes de sociologues, on s’aperçoit que ce qu’il a réalisé de plus important depuis qu’il a été élu, ce sont des cadeaux aux plus riches sous diverses formes. Des cadeaux fiscaux : les riches paient de moins en moins d’impôts, voire pas du tout. Des cadeaux symboliques, comme des distributions généreuses de légions d’honneur. Des cadeaux indirects avec, par exemple, la suppression de la publicité sur les chaînes de France-Télévisions, dans l’espoir que cette mesure profite à Martin Bouygues, patron du groupe TF1. Et n’oublions pas les nominations de proches de Nicolas Sarkozy à la tête des entreprises publiques : Henri Proglio à EDF, Stéphane Richard à France Télécom, François Pérol à la Banque populaire-Caisse d’épargne…

Le magazine Challenges de juillet 2011 constate qu’en un an le palmarès des 500 plus grandes fortunes françaises accueille 11 milliardaires en euros de plus. Pour entrer dans ce classement, il fallait peser 14 millions d’euros en 1996, 60 millions aujourd’hui. Cet enrichissement démesuré et rapide crée-t-il de l’instabilité ?

Michel Pinçon : L’enrichissement des plus riches, qui est extrêmement rapide, va de pair avec un appauvrissement des moins fortunés et des plus démunis. La fracture entre les plus riches et les plus pauvres s’élargit et pose un problème social très intense. Pour comprendre cette évolution, il faut tenir compte de l’importance des marchés financiers. Le capital est beaucoup mieux rétribué que le travail tout en étant moins imposé. La richesse va systématiquement à la richesse.

Monique Pinçon-Charlot : Deux indicateurs montrent que le peuple français ne continuera pas à accepter une situation aussi intenable. Le premier est l’appel de Maurice Lévy, le patron de Publicis, qui demande une contribution exceptionnelle, c’est-à-dire provisoire, aux plus riches. Le gouvernement propose une contribution de 300 millions d’euros. Cette somme correspond aux seuls dividendes perçus par Liliane Bettencourt en 2009 pour ses participations dans L’Oréal. Cet appel montre que les riches savent que la situation sociale est explosive. Le deuxième indicateur nous est plus personnel. Après la publication du Président des riches en septembre 2010, nous sommes partis pendant huit mois en tournée à travers toute la France. Où que nous soyons allés, dans le Gers, en Lozère ou dans les Ardennes, nous avons chaque fois rencontré des centaines de personnes qui n’étaient pas forcément des militants. Il y avait beaucoup de couples, et de femmes qui cherchaient des éléments d’analyse pour comprendre leurs difficultés. Ils voulaient mettre des mots sur une souffrance qu’ils n’arrivaient pas à nommer. Il y a aussi un militantisme associatif dans toute la France que nous avons trouvé impressionnant. Il ne manque plus que l’étincelle qui mettra le feu aux poudres.

Les classes aisées semblent pourtant beaucoup plus actives et mieux organisées que les classes moyennes et populaires, qui subissent la crise de plein fouet…

Michel Pinçon : Nous sommes en présence d’une classe dominante organisée et efficace quand elle défend ses intérêts. En face : les classes moyennes et populaires sont divisées ou hésitantes. Quand on observe le champ politique, on y voit une droite qui, malgré quelques dissensions, reste très soudée. Et une gauche où il y a beaucoup de divergences. Les riches sont moins nombreux et sont plus à même de maîtriser la mouvance qu’ils représentent. C’est une vieille tradition dans les classes dominantes que de cultiver des réseaux dans toutes les sphères de l’activité sociale : économiques, politiques, culturels et médiatiques. Prenez l’exemple de Jean d’Ormesson : c’est un héritier mais aussi un écrivain et un dirigeant de presse, et un relais parmi d’autres de ce milieu. Il existe des liens familiaux très serrés. Tout cela forme un réseau de relations qui réagit très vite dès lors qu’il se sent menacé. Cette classe dominante est également très concentrée dans l’espace. À Paris, elle n’habite que dans trois ou quatre arrondissements. Elle est installée aussi à Neuilly-sur-Seine et dans quelques communes de banlieue. Il existe une forme de mobilisation permanente de ce groupe parce qu’il y a cette inter-connaissance extrêmement forte entre ceux qui la composent.

Pensez-vous que la crise de l’euro est un épisode de la guerre qui se déroule entre des débiteurs-contribuables et des créanciers actionnaires ?

Michel Pinçon : La lutte des classes qui se déroulait pays par pays de façon fragmentée prend une dimension internationale. La mondialisation de la finance a pour effet de mettre les peuples, y compris aux États-Unis, dans des situations difficiles. Le comportement de la finance, qui a débouché sur la crise des subprimes, a mis à la rue des ménages américains qui se sont retrouvés dans des villages de toile. Comme des réfugiés dans leur propre pays. Nous retrouvons cette situation en Grèce, en Espagne et en Irlande.

Que vous inspire le débat autour de la « règle d’or » budgétaire ?

Monique Pinçon-Charlot : Il existe déjà un arsenal législatif et réglementaire en France et en Europe qui interdit les déficits budgétaires au-dessus de 3 %. La dette a doublé depuis 2002, donc uniquement pendant les gouvernements UMP, et surtout depuis l’arrivée de Nicolas Sarkozy [3]. Même quand il était ministre du Budget, de 1993 à 1995, le déficit public a augmenté de 50 %. Chaque fois que Nicolas Sarkozy passe quelque part, le déficit s’aggrave ! Il a mis la France en péril et maintenant il veut imposer la règle d’or tout en qualifiant d’irresponsables ceux qui sont contre.

Christine Ockrent a affirmé, lors d’une émission de télé en juin dernier, que le protectionnisme était une « insanité ». Qu’en pensez-vous ?

Michel Pinçon : Le protectionnisme est une « insanité » aux yeux de Mme Ockrent car elle défend le libéralisme économique et l’absence de réglementation. On voit ce que cela donne sur les marchés financiers. L’absence de protectionnisme permet de gagner beaucoup d’argent en important des vêtements confectionnés en Asie ou en Afrique par des personnes, voire des enfants, payés une misère. L’absence de protectionnisme est d’une certaine façon responsable de la misère des pays où vont s’approvisionner de nombreux hommes d’affaires français. Ce qui est une insanité, c’est le libre-échangisme.

Monique Pinçon-Charlot : La mondialisation qui se déroule sous nos yeux n’est pas la nôtre. Elle met sous pression les classes moyennes et les classes populaires. Ces pressions balaient tout ce qui s’apparente aux acquis sociaux, aux services publics et à la solidarité. Tout ce qui relève de la solidarité doit être défendu. C’est pourquoi nous sommes révoltés par la réforme des retraites conduite par le gouvernement et les députés UMP. Nous sommes révoltés par tout ce qui vient affaiblir notre État-Nation, les syndicats ou les collectifs. Nous pensons que l’État-Nation est un collectif que nous devons protéger. Le défendre n’empêche pas des phénomènes coopératifs et fédératifs. Les petits collectifs peuvent s’enchâsser dans des plus grands. Nous voulons défendre systématiquement ce qui est à la base de la solidarité.

Pour vous, la gauche est-elle capable de protéger ces solidarités et de proposer des alternatives au néolibéralisme ?

Michel Pinçon : Elle en a été capable, mais il y a aujourd’hui une timidité sur la question qui est assez étonnante. Pendant les septennats de François Mitterrand, l’un des artisans les plus efficaces de la libéralisation des marchés financiers a été Pierre Bérégovoy. Un banquier avec qui nous discutions confiait que Pierre Bérégovoy était le ministre de l’Économie qu’il préférait. Le Parti socialiste, dans sa majorité, est acquis au libéralisme. Cette formation politique est quantitativement la plus importante et la plus organisée grâce à ses nombreux élus locaux. Cela pose un problème à l’ensemble de la gauche de faire l’union entre ceux qui veulent gérer le capitalisme libéral et ceux qui souhaitent une rupture réelle avec ce système économique.

Quelles mesures prônez-vous pour lutter contre l’aggravation des inégalités que vous décrivez ?

Monique Pinçon-Charlot : Il faudrait arriver à transformer complètement notre classe politique. Ce sont uniquement des personnes favorisées qui siègent à l’Assemblée nationale ou au Sénat. À l’Assemblée nationale, il n’y a même pas 1 % de députés d’origine ouvrière ou employée alors que ces catégories représentent 54 % de la population active. À l’inverse, les cadres, les professions libérales et les patrons, qui constituent 13 % de la population active, sont représentés à plus de 81 % à l’Assemblée. Ce sont des favorisés qui votent des lois pour leur classe sociale. En contrepartie, les classes défavorisées ne participent plus à la vie politique. Pour lutter contre cela, nous faisons des propositions qui sont liées. Déjà, abolir le cumul des mandats. On ne doit plus pouvoir être député et maire, ou ministre et maire comme c’est actuellement le cas avec Alain Juppé, toujours maire de Bordeaux. Ensuite, on ne doit plus pouvoir faire carrière en politique. Donc limiter le nombre de mandats successifs et élaborer un statut de l’élu. Pour qu’il y ait des ouvriers qui s’engagent en politique, ils doivent pouvoir ensuite retrouver leur travail. Il faudra également rendre le vote obligatoire tout en reconnaissant le vote blanc. Si, en 2012, je m’étais retrouvée à choisir entre Nicolas Sarkozy et Dominique Strauss-Kahn, j’aurai souhaité que mon vote blanc soit comptabilisé dans les suffrages exprimés. Au-delà de 30 % de vote blanc, l’élection doit être invalidée. Dernière mesure : les résultats électoraux doivent être respectés. Ce qu’il s’est passé à la suite du référendum de 2005 est intolérable. 57 % des électeurs ont dit non au projet de Constitution européenne pourtant soutenu par toutes les élites de droite et de gauche. Mais lorsque Nicolas Sarkozy est arrivé, le traité de Lisbonne a toutefois été signé.

Michel Pinçon : La nationalisation du système bancaire est une mesure à prendre immédiatement. Après le départ de Pierre Mauroy de Matignon, la politique économique menée par le gouvernement socialiste s’est traduite par la privatisation du système bancaire. J’ai connu la BNCI (Banque nationale pour le commerce et l’industrie) nationalisée après-guerre. C’était une banque qui ne faisait pas de spéculation, elle prêtait de l’argent aux entreprises et aux particuliers. Aujourd’hui, les sommes déposées sur les comptes sont mobilisées sur des marchés financiers complètement déréglementés.

Monique Pinçon-Charlot : En matière de fiscalité, nous proposons de prélever à la source les revenus, qu’ils proviennent du travail, du capital ou du patrimoine. Tous au même niveau, et à la source, pour régler le problème des niches et des paradis fiscaux. Il faut aussi mettre en place un impôt progressif, qui part de très bas mais qui monte jusqu’à 95 % pour la dernière tranche afin de soigner l’addiction à l’argent.

Recueilli par Nadia Djabali

Notes

[1Le Président des riches, La Découverte Poche/Essais n° 253, 228 p. 9,50 €.

[2Du nom du collectionneur Daniel Wildenstein, qui implique deux ministres du Budget, Éric Woerth et François Baroin, accusés d’avoir couvert de massives évasions fiscales.

[3La dette publique française atteint actuellement 85 % de son produit intérieur brut (PIB), soit 1646,1 milliards d’euros, en progression de 110 milliards d’euros depuis un an.