Justice fiscale

Monsanto, L’Oréal, Amazon, BNP, Auchan : les gilets jaunes multiplient les actions contre des multinationales

Justice fiscale

par Sophie Chapelle, Thomas Clerget

Dénonçant les « dérives de l’économie de marché » ou les grandes entreprises qui essaient d’échapper à l’impôt, des gilets jaunes mènent depuis plusieurs jours des actions de blocage ciblant des enseignes de la grande distribution – comme celles de la famille Mulliez – des géants de l’industrie comme Monsanto, des agences bancaires ou des entreprises appartenant à de grandes fortunes. Ils y revendiquent « une meilleure justice sociale », une véritable lutte contre l’évasion fiscale, la « taxation des produits financiers », ou encore un financement de la transition écologique « non par les pauvres », mais « par les entreprises multinationales ».

La mobilisation des gilets jaunes continue de se distinguer par l’inventivité de ses modes d’actions. Plusieurs grandes entreprises ont été ciblées ces derniers jours par leur mouvement, un peu partout en France. Le 12 décembre, à Toulouse, des gilets jaunes ont ainsi bloqué les accès de l’agence de livraison du géant du e-commerce Amazon. Ils réclament que le groupe américain paie ses impôts en France. Une demande régulièrement formulée au sein du mouvement, et rapidement évoquée par Emmanuel Macron lors de son allocution télévisée du 10 décembre. « Le dirigeant d’une entreprise française doit payer ses impôts en France, et les grandes entreprises qui y font des profits doivent y payer l’impôt. C’est la simple justice » a-t-il déclaré sans préciser la nature des mesures qu’il envisageait de mettre en œuvre. Il y a un an, en octobre 2017, après une enquête sur les pratiques fiscales d’Amazon, la Commission européenne avait d’ailleurs conclu « que le Luxembourg avait accordé à Amazon des avantages fiscaux indus pour un montant d’environ 250 millions d’euros ». Si l’entreprise est censée rembourser cette somme, aucune amende ni sanction ne sont prévues [1].

Autres cibles des gilets jaunes, les trois grands centres commerciaux de l’agglomération de Caen ont également dû fermer leurs portes durant plusieurs heures samedi 8 décembre. Des grandes surfaces Carrefour, Leclerc, ainsi que différentes enseignes ont été affectées. « On veut toucher l’économie », explique encore un gilet jaune qui participait à une action de blocage de « tous les magasins de la zone appartenant au groupe Mulliez », le 1er décembre à Saint-Brieuc (Côtes d’Armor). « Au début, on ne ciblait pas la bonne cible. On a dérangé beaucoup de gens et on s’est mis une partie de la population à dos en les bloquant », commente l’un des gilets jaunes.

 
Toujours en Bretagne, l’entrée du site de l’usine Nokia à Lannion a été bloquée le 5 décembre dès 7h du matin. Les gilets jaunes y ont « dressé des panneaux appelant à la 6e République et faisant référence à Mai 68 », raconte un journaliste de Ouest France.

Mulliez, Bettencourt, Arnault et Gattaz dans le collimateur des gilets jaunes

Si des gilets jaunes ont visé le groupe Mulliez, c’est parce qu’il représente à leurs yeux « les dérives de l’économie de marché » [2]. La famille Mulliez, qui contrôle le groupe Auchan et des dizaines d’autres enseignes (Leroy Merlin, Boulanger, Cultura, Bizzbee, Kiabi, Flunch, Décathlon, Norauto...) est à la tête d’une fortune de 38 milliards d’euros [3]. C’est « l’un des plus riches patrons français qui paye ses impôts en Belgique », a expliqué Benoît Julou, membre du groupe Facebook « le pouvoir du peuple 22 », pour justifier cette action. La veille du blocage, les participants à l’action avaient aussi annoncé vouloir cibler le groupe Mulliez pour « avoir un impact direct sur Macron », en touchant des enseignes qui, selon eux, appartiennent à l’un de ses proches.

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Le 10 décembre, des gilets jaunes de l’Allier se sont installés à l’entrée de l’usine « Cosmétique active production », qui appartient au groupe L’Oréal. Si les salariés du site pouvaient se rendre à leur travail, une dizaine de gilets jaunes ont en revanche empêché l’accès du site aux camions. « Puisque Macron ne veut pas entendre ceux qui gagnent 1000 euros par mois, il entendra peut-être ceux qui lui rapportent de l’argent. C’est pour ça que nous bloquons l’Oréal », a expliqué un manifestant. Là-encore, L’Oréal est une histoire de famille avec les Bettencourt, deuxième fortune française (voir notre article ici). Au lendemain du discours d’Emmanuel Macron, un scénario similaire s’est produit dans l’Indre, devant l’usine Vuitton de Condé. Vuitton est l’un des symboles de l’industrie du luxe français, propriété de la plus grosse fortune française Bernard Arnault (LVMH), qui a accumulé 73,2 milliards d’euros [4]. Une quinzaine de manifestants ont bloqué les expéditions, empêchant les camions d’entrer et sortir pendant environ quatre heures, tout en laissant passer les salariés.

 
L’ancien président du Mouvement des entreprises de France (Medef), Pierre Gattaz, a lui-même fait l’objet d’une action pacifique le 8 décembre. Des gilets jaunes ont accroché deux banderoles devant sa villa à Sannes, dans le Lubéron (Vaucluse), affichant « Gattaz voleur », et faisant référence aux « 20 milliards d’euros du CICE ». En 2014, Pierre Gattaz avait promis la création d’« un million d’emplois » en contrepartie de la mise en place de ce dispositif exceptionnel d’exonération de cotisations sociales pour les entreprises. Il dirige aujourd’hui BusinessEurope, le principal lobby d’affaires européen, qui s’est récemment fait remarquer pour son opposition farouche aux mesures de transition écologique (lire notre article ici).

LCL, BNP ou la Société générale ciblées pour « taxer les produits financiers »

Le secteur bancaire n’a pas échappé à ces actions. Des gilets jaunes ont organisé une opération contre des banques le 5 décembre, dans le centre-ville de Saint-Nazaire (Loire-Atlantique). Une cinquantaine de personnes ont recouvert de peinture jaune les façades de la BNP, puis de la Société générale. Parmi les affiches plaquées contre les vitrines, on pouvait lire : « Frais bancaires, agios, crédit à la consommation… Évasion fiscale pour les riches, racketteur pour les autres », ou encore « Crise 2008 : 1000 milliards pour renflouer les banques responsables, sans contrepartie ».

 

 
Le 12 décembre, plusieurs agences bancaires ont aussi été bloquées à Carcassonne. « Macron a reçu ses copains banquiers [le 11 décembre], on veut montrer qu’on ne les oublie pas. Et on propose que les 10 à 13 milliards qui vont être nécessaires pour financer les mesures annoncées par Emmanuel Macron ne le soient pas par les ménages, mais par la taxation des produits financiers, a expliqué Philippe Fougères, un porte-parole du collectif, qui a également déploré l’allègement de l’exit tax voté le 10 décembre. Diverses agences bancaires avaient aussi été la cible de graffitis ou de dégradations pendant les différentes manifestations, en particulier à Paris.

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« C’est à Monsanto et aux autres multinationales de payer la transition écologique, non aux pauvres »

L’accès de l’usine Monsanto à Trèbes, dans l’Aude, a également été bloqué par des gilets jaunes le 10 décembre. Si les poids-lourds ont dû faire demi-tour, le personnel du site a, ici encore, pu rejoindre ses postes de travail. « Nous ne voulons pas embêter les particuliers mais la société », a précisé Fabienne, une mère de famille sans emploi, indiquant qu’il s’agissait « d’une action anticapitaliste et écologique ». Pour les membres de ce groupe, Monsanto serait l’« un des pires acteurs de l’agonie de cette planète ». « Nous voulons une meilleure justice sociale. Macron ne pense qu’aux riches », résume Fabienne, remontée contre le fait que « 10 % de la population française concentre 90 % des richesses. C’est comme si nous avions dix pommes, et que nous en donnions neuf à un seul enfant, et la dixième serait partagée par les neuf autres enfants ». Le blocage a été levé par l’intervention des forces de l’ordre le 12 décembre. Les gilets jaunes ont depuis installé un campement devant l’usine.

« Monsanto, pour nous, c’est l’emblème du capitaliste dévastateur de la planète. Ils font beaucoup de profits. C’est à eux et [aux] autres multinationales de payer la transition écologique et non aux pauvres. Il faut que le gouvernement français impose plus ces entreprises, les oblige à payer l’ensemble de leurs impôts », a également expliqué Pascal Perez, l’un des gilets jaunes présent sur place, au site d’information Inf’OGM. Ce dernier a contacté le groupe Bayer, qui a récemment racheté Monsanto : « Nous entendons la colère des personnes qui manifestent mais regrettons la forme de cette manifestation à l’encontre de notre entreprise, qui (...) entrave l’activité de nos 100 salariés sur place, notre entreprise étant un acteur important de l’emploi local ». Or, Bayer a annoncé fin novembre le licenciement de 10 % de son personnel, soit 12 000 emplois sur 118 200 dans le monde.

Des opérations « péages gratuits » continuent par ailleurs d’être menées. Alors que 80 % des autoroutes sont privatisées depuis 2006, une partie des gilets jaunes revendique la renationalisation de ces infrastructures. Le 10 décembre, le ministre de l’Économie Bruno Le Maire a estimé que « les événements actuels devraient nous faire perdre 0,1 point de croissance de notre richesse nationale au dernier trimestre ». Interrogé sur ce degré de précision, Bruno Le Maire a concédé qu’il s’agissait d’une « estimation personnelle ».

Sophie Chapelle, avec Thomas Clerget

Photo : CC Erwin Soo

Notes

[1Voir le communiqué de la Commission européenne, du 4 octobre 2017.

[2Voir cet article ici et sur l’action des gilets jaunes à Saint-Brieuc.

[3Selon le magazine Challenges et son classement des 500 fortune françaises.

[4Toujours selon le classement des 500 fortune françaises du magazine Challenges.