Gaza

« Les victimes civiles sont redevenues le véritable objectif des guerres »

Gaza

par Eros Sana

Les bombes pleuvent sur Gaza, tuant en grande majorité des civils. Les Nations Unies viennent de condamner les violations des droits de l’Homme par l’armée israélienne, dont les tactiques militaires vont à l’encontre du droit international. Celle-ci argue de sa « retenue » ou de sa « moralité ». Mais coups de téléphone d’avertissement et tirs de « missiles préventifs » ne suffisent pas à dédouaner des morts causés par ces frappes. « Aujourd’hui près de 80% de toutes les victimes de guerre sont des civils », explique la chercheuse britannique Mary Kaldor. « Les effets collatéraux indésirables et illégitimes des anciennes guerres sont devenus le principal mode de combat des nouvelles guerres ». Frapper les civils redevient un objectif stratégique pour affaiblir l’adversaire, plus qu’un « dommage collatéral ». Reportage.

« Les forces de défense israéliennes devraient avoir le prix Nobel de la paix », affirme le 22 juillet l’ambassadeur d’Israël aux États-Unis. Tsahal, « l’armée de défense d’Israël », se bat, selon lui, « avec une retenue inimaginable » dans la bande de Gaza. Le 20 juillet, Avigdor Liberman, ministre des Affaires Étrangères du gouvernement Netanyahou et leader d’extrême-droite, déclare que l’armée israélienne est « l’armée la plus morale et la plus courageuse au monde ».

Cette approche n’est pas seulement partagée par les faucons de l’administration israélienne, mais également par une partie des médias et des dirigeants dans le monde. Articles après articles, reportages après reportages, il est mis en avant le fait que l’armée israélienne prévient les habitants de Gaza avant de les bombarder, en larguant des tracts leur demandant de quitter leur maison, en les appelant sur leur téléphone portable. Ou en faisant exploser une première « petite » bombe au-dessus de l’immeuble visé, suivie d’une « grosse » bombe, selon la technique dite du Knock on the roof (« Toquer au toit »). Mais les arguments sur la « moralité » de l’armée israélienne ne sauraient résister face au nombre de victimes de cette offensive israélienne sur Gaza. Et face aux violations du droit international.

Des civils piégés dans une bande de Gaza fermée

Depuis le début de l’opération « Haie de protection », près de 750 Palestiniens sont morts. Dont au moins 122 enfants (lire notre article Offensive israélienne sur Gaza : les enfants palestiniens paient un lourd tribut). Toutes les organisations internationales s’accordent pour dire que l’écrasante majorité de ces victimes étaient des civils, et non des combattants.

Avec près d’1,8 million d’habitants et 360 km2 de superficie, la bande de Gaza est une zone extrêmement dense. Les zones d’habitation se succèdent, profondément intriquées. Une superficie dix à vingt fois plus petite qu’un département français, que l’armée israélienne pilonne par les airs, la mer et la terre, depuis le 8 juillet. Ses habitants subissent depuis 2006 un blocus de la part d’Israël et de l’Égypte, et ne disposent d’aucune voie de sortie. Plusieurs organisations humanitaires présentes à Gaza, dont Médecins sans frontières, ont appelé Israël à « arrêter de bombarder les civils piégés dans une bande de Gaza fermée ».

Des tactiques militaires prohibées par le droit international

Les tactiques actuellement mises en œuvre par Tsahal sont condamnées par le droit international. Les forces israéliennes ont largué des milliers de tonnes de bombes sur Gaza, entraînant la destruction de plus de 2700 habitations, rendant inhabitables plus de 3000, endommageant 18 centres de soins et 90 écoles. Le droit international prohibe formellement de viser ce type d’installations. « Les biens de caractère civil ne doivent être l’objet ni d’attaques ni de représailles », stipule l’article 52 du protocole additionnel aux Conventions de Genève de 1949 [1]. Il existe également en droit international un principe fort, celui de la proportionnalité, enseigné dans chaque école de guerre du monde. Il impose que « les opérations militaires doivent être conduites en veillant constamment à épargner la population civile, les personnes civiles et les biens de caractère civil » [2].

Selon ce principe, les militaires doivent s’abstenir de lancer une attaque dont on peut attendre qu’elle cause incidemment des morts ou des blessés dans la population civile, ou des dommages aux biens de caractère civil, qui seraient excessifs par rapport à l’avantage militaire concret et direct attendu. Ce principe pose dans les faits à chaque commandant militaire, à chaque état-major dans le monde, cette question : combien de civils doivent périr pour qu’un soldat ennemi soit éliminé ? A cette question, l’état-major israélien semble avoir répondu : 5 civils pour 1 combattant !

Le 23 juillet, le Conseil des droits de l’Homme de l’ONU a décidé d’envoyer une commission d’enquête, et a condamné « les violations généralisées, systématiques et flagrantes des droits de l’homme et des libertés fondamentales » par l’armée israélienne. La Haut-Commissaire de l’ONU aux droits de l’Homme, Navi Pillay, a appelé à une enquête sur de possibles « crimes de guerre » commis par Israël à Gaza, tout en dénonçant les attaques « indiscriminées » menées par le Hamas contre des zones civiles.

Partir ? Mais pour aller où ?

Nombre de victimes civiles, violations du droit international : difficile d’argumenter sur la « retenue » de l’armée israélienne. Tsahal ne saurait également fonder la « moralité » de son offensive sur les avertissements qu’elle envoie. Mille moyens sont utilisés pour « prévenir » les Gazaouis d’un bombardement. Une résidente de Khan Younes, au sud de la Bande de Gaza, a entendu son téléphone sonner. Son interlocuteur s’est présenté comme « David, de l’armée israélienne », et lui a demandé de quitter sa maison, bombardée quelques instants plus tard. Lors de cette attaque, neuf habitants ont péri...

Prévenir ne saurait dédouaner des morts qui s’ensuivent. « Et partir ? Pour aller où ? », demandent de nombreux Gazaouis. Chaque famille est touchée par les bombardements. Quel Gazaoui peut aujourd’hui affirmer que sa maison sera épargnée, et qu’il peut accueillir d’autres Gazaouis chez lui ? Au moins 117 000 personnes déplacées de force ont trouvé refuge notamment dans des écoles de l’Agence des Nations-Unies pour les réfugiés palestiniens (UNRWA). Celles-ci sont surpeuplées et ne sont pas totalement à l’abri des tirs israéliens.

Anat Eylon est une jeune israélienne de 18 ans vivant à Tel-Aviv. Militant contre les politiques d’occupation du gouvernement israélien, elle lutte pour la fin de l’opération à Gaza. Elle a initié un mouvement, avec des centaines de jeunes, de refus de servir dans l’armée israélienne. Nous la rencontrons alors que des tirs de roquettes sont tirés sur Tel-Aviv, automatiquement interceptés par le système anti-missile « Dôme de fer ». Elle se prononce avec force et conviction, lorsqu’elle compare son sort à celui des Gazaouis : « Ici aussi, les roquettes nous soumettent à un danger. Mais nous pouvons nous protéger. Nous disposons d’applications Iphone qui nous préviennent en temps réel des tirs de roquettes, qui nous indiquent où sont les abris les plus proches de nous. Et nous pouvons bouger, nous déplacer, aller ailleurs, voire quitter le pays. A Gaza, ils sont davantage en danger : ils n’ont ni abri, ni endroit où s’échapper ».

L’envoi d’un missile ne constitue pas un avertissement

Nulle part où aller. C’est exactement ce qu’a déclaré Raouf Abu Odeha, après que son quartier à Shabilya, ait été bombardé et sa maison détruite. « Quand j’ai entendu qu’il y avait un danger, ma famille et moi avons fui. Nous n’avons aucun abri où nous protéger, nous n’avons rien. La seule chose que nous pouvons faire, c’est fuir. » En plus des coups de téléphone, Israël a développé la technique du Knock on the roof. Une technique condamnée par de nombreuses organisations internationales œuvrant dans le domaine humanitaire ou pour les droits humains.

« L’envoi d’un missile ne peut en aucun cas être considéré comme un avertissement. Cela revient à cibler des civils avec une arme, quelque soit sa taille. Et c’est une violation des conventions de Genève », rappelle Mahmoud Abu Rahma du Centre pour les droits humains Al Mezan. D’autant plus que des organisations comme Amnesty international ont répertorié des cas où des civils étaient blessés ou tués par ces tirs de « missiles préventifs ». Ainsi dans le quartier de Sabra à Gaza, deux frères de 11 et 8 ans et leur cousin de 8 ans ont été tués par l’explosion de ce type de missile.

Les civils redeviennent un objectif stratégique et psychologique

Les frappes ici n’ont rien de chirurgicales, les dommages n’ont rien de collatéraux. Nous sommes face à un conflit « asymétrique », tel que décrit par la britannique Mary Kaldor, professeur à la London School of Economics, dans son ouvrage New & Old wars en 1999 : « Ce qui était considéré comme des effets collatéraux indésirables et illégitimes des anciennes guerres sont devenus le principal mode de combat des nouvelles guerres, écrit-elle. La tendance à éviter les confrontations et à diriger la majeure partie de la violence contre les civils est démontrée par la croissance dramatique du ratio de civils dans les victimes de guerre. Au début du 20e siècle, 85-90% des victimes de guerre étaient des militaires. Durant la Seconde guerre mondiale, près de la moitié des morts étaient des civils. A la fin des années 1990, les proportions d’il y a 100 ans se sont presque exactement inversées, et aujourd’hui près de 80% de toutes les victimes de guerre sont des civils. »

Une analyse partagée par le Général italien Fabio Mini, ancien commandant des forces de l’Otan au Kosovo : « Les victimes civiles, au mépris de toutes les règles du droit international, des codes militaires et des usages de la guerre, sont redevenues le véritable objectif des guerres. On est revenu à la destruction "structurelle" de la Seconde guerre mondiale, avec ses tapis de bombes, et du Vietnam avec le napalm, écrit-il [3]. Les bonimenteurs qui se laissent aller à justifier militairement les dégâts collatéraux sont des analphabètes. Avec les nouvelles armées et les nouveaux armements, les dégâts collatéraux devraient tendre vers zéro. Or, avec les nouveaux adversaires, archaïques et désespérés, il n’y a pas d’infrastructures militaires ou productives à détruire pour les faire plier. Il n’y a que des maisons, des églises, des mosquées et des personnes, des femmes et des enfants, toutes cibles faciles à atteindre. » D’après les sources onusiennes [4], les combattants représentent 16% à 20% des Palestiniens tués. Au deuxième jour de l’offensive, l’armée israélienne déclarait avoir déjà largué plus de 400 tonnes de bombes sur Gaza.

« En Tchétchénie, en Afghanistan, au Liban et tout récemment à Gaza, la stratégie délibérée de frapper les civils pour affaiblir le soutien de la population aux insurgés, aux rebelles et auxdits terroristes est une autre régression, qui nous ramène aux guerres contre-révolutionnaires – qui, du reste, ont toujours abouti à la victoire des rebelles – et aux exactions du temps des occupations coloniales, pousuit le général Mini. La guerre psychologique visant à démontrer que les civils ne font pas partie de nos objectifs mais sont les victimes de l’adversaire qui s’en sert comme boucliers, n’a pas changé depuis des millénaires, et c’est pourquoi l’ennemi a toujours été un "scélérat". (…) Aujourd’hui, on téléphone aux victimes, mais, pas plus qu’hier, ce n’est d’un grand secours pour ceux qui sont pris comme des rats et n’ont nulle part où aller. Cela paraît seulement cynique. » Tout est dit.

Eros Sana, envoyé spécial

Photo : © Eros Sana/Collectif OEIL. Qalandia, juillet 2014.
Qalandia est le check point qui permet le passage de Ramallah à Jérusalem. Un grand nombre d’habitants de la principale ville palestinienne y passe pour aller travailler ou chercher un emploi, retrouver des proches ou, simplement, aller prier à la mosquée al-Aqsa.

 A lire aussi : « Je me bats pour libérer Israéliens et Palestiniens du système d’apartheid », entretien avec Mustafa Barghouti, médecin, militant non-violent, co-fondateur du mouvement BDS, Boycott-Désinvestissement-Sanctions.

Notes

[1Lire ici.

[2Article 57 du même protocole.

[3Source : « La barbarie strategica », La Repubblica, 20 janvier 2009 (en italien). Traduit en anglais ici.

[4Bureau de la coordination des affaires humanitaires de l’ONU (OCHA) en Palestine.