Economie sociale

Le réseau Biocoop peut-il perdre son âme ?

Economie sociale

par Nolwenn Weiler

Le réseau Biocoop compte plus de 300 magasins. Son statut coopératif en fait un spécimen un peu à part au pays de la grande distribution alimentaire. Mais le marché des produits bio, qui a enregistré une croissance de 25 % en 2008, attise les convoitises. L’éthique et les valeurs sociales de Biocoop sont aujourd’hui menacées par les logiques de compétitivité à tout prix, aux dépens des salariés et des fournisseurs. Comment y résister ?

15% : c’est la croissance du chiffre d’affaires 2009 de Biocoop, soit 450 millions d’euros. De quoi faire rêver nombre d’entreprises ! Créé en 1986, « le premier réseau de magasins bios » de France enregistre, depuis une quinzaine d’années, une impressionnante augmentation de son activité : doublement du nombre de magasins (environ 320) et croissance du chiffre d’affaires à deux chiffres (allant parfois au-delà de 20% par an). Le nombre de salariés a, lui aussi, explosé. Ils sont aujourd’hui 700 (3.000 en intégrant les magasins). « Biocoop maintient sa ligne de conduite en matière de recrutement et d’accompagnement de porteurs de projets, méthode qui se différencie largement de celles des autres acteurs du marché : les valeurs, l’éthique, la volonté de développer l’agriculture biologique et un esprit coopératif sont des critères de recrutement », aime à répéter le service de communication de la société. Son slogan : « Ensemble pour plus de sens ». Il semble pourtant que la guerre commerciale autour du bio menace ce beau projet. Sa réussite économique risque, paradoxalement, d’entraver son dynamisme coopératif.

Méthodes importées de la grande distribution ?

À partir des années 2000, Biocoop, victime de son succès, recrute des personnes issues de la grande distribution. Certains déplorent un changement de culture au sein du réseau coopératif. En cause notamment : les promos à gogo. « Nous avions l’habitude d’en faire deux par an. Une l’été, l’autre l’hiver  », explique Claude le Bourhis, gérant d’une société coopérative (Scop) de distribution de produits bios, l’Ilot bio à Concarneau (Finistère). Exclu du réseau en 2009 « pour cause de désaccords politiques et de conflits d’intérêt sur l’ouverture d’un second magasin dans le secteur  », il se souvient avoir été invité par Biocoop à proposer plus de 25 promotions dans la même année. « Pour nous, un produit a un prix, point. Je comprends qu’il faille parfois en mettre un en avant. Mais tout est question de mesure. De plus, mobiliser à outrance les magasins et les fournisseurs pour obtenir un prix promotionnel porte atteinte au reste du travail.  »

Pour Claude Le Bourhis, Biocoop pratique « un copier-coller des méthodes de la grande distribution dans le rapport aux producteurs, au salariés et aux clients ». Le PDG de Biocoop, Claude Gruffat défend son choix : « Nous avions besoin de compétences métier. Et ces compétences, on les trouve chez des personnes issues d’enseignes qui n’ont pas les mêmes valeurs que nous. Où aurions-nous pu recruter, sinon ? De toute façon, ces personnes ont intégré le projet et les valeurs de biocoop.  »

La vie coopérative bat de l’aile

Quant aux opérations promotionnelles, « elles ne pèsent pas si lourd que ça dans notre activité, poursuit Claude Gruffat. Il y a d’ailleurs un désaccord sur le sujet, entre les sociétaires. Certains magasins estiment qu’il ne faut pas aller trop loin, d’autres trouvent au contraire que nous ne sommes pas assez offensifs. » Ce que confirme Carole Prost, mandatée par l’association Bio consom’acteurs au sein du Conseil d’administration : « Biocoop, est un réseau pluriel et multiple. Certains magasins, en situation de concurrence, comme dans les grandes villes, sont sur des stratégies plus agressives. Les petites boutiques Biocoop rurales ont des demandes plus militantes. Il faut trouver l’équilibre. Ce n’est pas simple. »

Nadège le Roux, gérante d’une petite Biocoop de 180 m² à Muzillac, dans le Morbihan, reconnaît qu’elle ne vit pas les mêmes réalités quotidiennes qu’un grand magasin de 800 m². « Mais la structure coopérative du réseau fait que j’ai le même pouvoir qu’un grand magasin dans les décisions qui sont prises, précise-t-elle. Bien sûr, il y a des conflits et des désaccords. Le congrès sera sans doute houleux. Mais c’est aussi cela, la démocratie. Je me sens bien dans le réseau, avec la possibilité de vraiment défendre la bio locale, de proximité, et de qualité.  »

Tous les magasins n’ont pas cette fibre participative. Dès 1992, le principe d’ouverture à des sociétés non coopératives est entériné. En 2001, suite à une enquête interne, 85% des magasins répondent qu’ils ne sont pas intéressés pour « participer à l’instance nationale », à cause de leur « manque de disponibilité  ». L’année suivante, Biocoop cesse d’être une association pour devenir une Société anonyme coopérative, à conseil d’administration et capital variable. « Cela marque le début de certaines dérives, critique Claude Le Bourhis. Avant, il y avait une réelle participation des sociétaires. Tout cela est terminé. »

Vers une confédération ?

Claude Le Bourhis estime que l’accroissement exponentiel de l’activité entraîne, partout, une surcharge de travail. Celle-ci empiète sur le temps de bénévolat et d’engagement politique que les sociétaires peuvent consacrer à l’animation du réseau. Le boom économique provoque « d’énormes charges de fonctionnement, notamment en personnel, qui pèsent sur tous les sociétaires et qui annulent les effets des économies de marge demandées aux fournisseurs. »

Même son de cloche chez Françoise Laigle, directrice générale de Biogolfe, le magasin bio de Vannes. Il est sorti du réseau en 2009, estimant que la maison mère était trop intrusive dans la vie de son magasin. « Il y a un effet de taille préjudiciable. Je pense que le réseau est pris dans un engrenage. Si on a une réflexion sur la mise en place d’une économie humaine, et vraiment alternative, il me semble simplement impossible d’avoir une seule structure avec tellement d’argent et de pouvoir. Il faut plutôt travailler en confédération.  »

Autre paradoxe : plus la structure grossit et brasse de l’argent, plus les conditions de travail des salariés risquent de se dégrader et leurs acquis sociaux remis en cause. Sur les plate-formes d’approvisionnement des magasins, les salariés ne semblent pas mécontents. Le syndicalisme, inexistant pendant des années, émerge dans l’entreprise en 2005, peu après la fusion des trois plate-formes historiques du réseau. Brigitte Masure, déléguée syndicale Force ouvrière de la plate-forme du grand Ouest, y pointe depuis 17 ans. « Avec cette fusion, les conditions de travail ont été lissées pour tout le monde. Ici, nous avions de bons avantages sociaux, comme l’accès gratuit à la mutuelle. Nous en avons perdu un peu. Tous les services ont été restructurés. Il y a un sentiment d’appauvrissement général. Ceci dit, c’est à chaque fois donnant donnant. Nous disons à notre PDG, que nous tutoyons : "Ok, Claude, on perd ça mais, en échange, on veut ça." Nous payons désormais 20 euros mensuels pour la mutuelle, mais elle est de qualité supérieure à celle d’avant. »

Inégalités salariales et travail de nuit

Dans la foulée de la fusion, le travail de nuit et du samedi font leur apparition. « La majorité des salariés ont voté pour, rappelle Brigitte Masure. Mais cela se fait sur la base du volontariat, avec repos compensatoire et heures majorées.  » Mais le nombre de volontaires étant trop faible, Biocoop fait appel à de nouveaux salariés. Autre changement notoire, selon Brigitte Masure : « Avant, nous avions une grille salariale qui disait que le plus petit salaire ne devait pas être plus de deux fois moindre que le plus gros. Aujourd’hui, nous sommes passés à une échelle de un à quatre ! Le besoin de compétences oblige la société à augmenter les plus gros salaires. Avec 2.500 euros par mois, aucun commercial ne voulait venir chez nous. Mais le plus petit salaire ne peut être inférieur au Smic +10 %. Nous avons quand même préservé cela. »

« Rester de 1 à 4, au niveau de l’échelle des salaires, c’est un exploit , se félicite de son côté Claude Gruffat, le PDG. Entre temps, les niveaux de fonction ont changé. Nous avons recruté un staff d’encadrement. Ce sont des métiers qui ne sont plus comparables. » Des tâches comme passer la serpillère, récurer les WC ou mettre des articles en rayon, méritent-elles d’être payées jusqu’à quatre fois moins que celle de défendre le projet politique de Biocoop ?

Malgré la bonne ambiance décrite par les délégués syndicaux, il semble bien qu’il plane une sensation parfois pesante. Certains salariés sollicités par Basta! ont carrément refusé de parler, par craintes de tensions et de pressions. Ceux qui acceptent de livrer leurs sentiments insistent pour rester anonymes. « J’ai quitté la grande distribution il y a 10 ans, j’ai la désagréable impression d’être en train d’y remettre les pieds  », témoigne ainsi un salarié en charge des relations avec les fournisseurs. « Travailler avec Biocoop, c’est moins simple qu’avant. La réalité économique a plus d’importance que la réalité éthique. La bio industrielle, française mais non locale, propose ainsi en rayon chez Biocoop des yaourts deux fois moins chers que les nôtres ! Du coup, nos linéaires ont diminué », confie lui aussi anonymement un producteur transformateur breton.

Des producteurs plutôt satisfaits

Les producteurs, partenaires privilégiés de Biocoop, demeurent cependant globalement satisfaits. Dominique Marion est agriculteur en Charente-Maritime et préside la Fédération nationale de l’agriculture biologique (FNAB). Membre du CA de Biocoop et de son comité d’éthique, il estime que l’entreprise « reste un réseau de distribution différent. C’est le seul à laisser une telle place aux producteurs, à travailler sur la mise en place de filières durables, allant du producteur au distributeur en passant par le transformateur. Nous avons eu vent de rumeurs négatives, effectivement. Mais nous n’avons aucun retour concret de producteurs qui se plaindraient de pressions. Nous serons évidemment attentifs. Si Biocoop ne joue pas le jeu, on le leur dira. Mais pour le moment, nous ne sommes pas inquiets. »

La pression sur les fournisseurs, évoquée par plusieurs témoins, se traduit parfois par un simple dé-référencement. « Référencer une multitude de producteurs de petite taille coûte cher. Du coup, le choix est fait d’en exclure certains, note Claude Le Bourhis. Cela a des conséquences très importantes pour les petits structures, que Biocoop prétend par ailleurs défendre.  » Comme dans le cas de Thomas Le Jardinier, ancien agriculteur et fabricant de pâtés végétaux. Malgré un chiffres d’affaires en progression,il perd sa référence en 2008 sur 18 produits, après huit années de travail avec les plate-formes. « Je sentais les choses venir. J’avais vu débarquer dans les rayons des magasins les produits d’un concurrent qui propose des prix 30% inférieurs aux miens ». 2008, c’est aussi l’année de la crise financière. Interdit de découverts bancaires, sa société se retrouve en redressement judiciaire. « J’ai dû licencier les trois salariés avec lesquels je travaillais. J’ai pu écouler le stock de six mois qui me restait grâce à la solidarité de certains magasins. Et je me suis réorganisé. » Aujourd’hui, il travaille de nouveau seul, avec un appui pour les aspects administratifs. Il s’en est sorti, mais estime « ne pas avoir été traité avec respect ». « Il y a un risque réel pour Biocoop de se faire bouffer par le commerce. Il ne faut pas qu’ils oublient leurs origines ! »

Biocoop, toujours mieux que les hypermarchés

« Il est vrai que la question du commerce est souvent mise en avant au sein du CA, constate Carole Prost, de Bio consom’acteurs, Mais c’est par là que passe la survie des magasins ! En 2009, la croissance a été moindre. Et la concurrence est très forte. Certains consommateurs Biocoop partent vers la grande distribution. » Pourtant, le bio en hypermarché affiche des prix supérieurs à ceux des magasins spécialisés, soulignent Les Dossiers du Canard enchaîné publiés en avril. « Une enquête de l’UFC Que Choisir l’a révélé fin janvier : le panier de produits bio de marques de distributeurs (MDD) est 22% plus cher que le panier de grandes marques classique », note ainsi l’auteur de l’article.

Biocoop « peut aussi se vanter de sa plus-value traçabilité », défend Carole Prost. « Dans beaucoup de produits de grande surface, par exemple, il y a de la lécithine de soja non bio et donc un risque d’OGM. Idem pour tout ce qui est arômes naturels. Nous, consommateurs, maintenons une forte pression sur cette exigence de qualité. Au sein du CA de Biocoop, il n’y a pas de conflits à ce sujet. »

Dans un contexte concurrentiel de plus en plus rude, Claude Gruffat assure que le « sens » et la « cohérence » doivent demeurer au cœur du réseau, même au prix de quelques « efforts » en matière de compétitivité. La question à 450 millions d’euros (le chiffre d’affaires de Biocoop en 2009) est : où s’arrêtent les compromis et où commencent les compromissions ? Réunis en congrès national ces 13 et 14 juin, les membres du réseau devront se prononcer. Le distributeur de produits bio allemand Alnatura a renié ses valeurs et en paie aujourd’hui le prix, montré du doigt pour sa politique de bas salaires. Biocoop est prévenu.

Nolwenn Weiler