Polémique

Le nationalisme, antidote ou poison pour la gauche radicale ?

Polémique

par Ugo Palheta

Une tribune, publiée sur Basta! le 8 juillet dernier, a suscité plusieurs réactions très critiques. Cette tribune intitulée « Peut-on encore sauver la Gauche radicale ? » interrogeait le lien entre la gauche et la nation. Ugo Palheta, universitaire et militant anti-capitaliste, y répond : « Peut-on prétendre sauver la gauche radicale en réhabilitant les frontières, en confondant souveraineté populaire et souveraineté nationale et en lui inoculant ainsi le pire des poisons, celui du nationalisme, fût-il de "gauche" ? »

Thierry Blin a récemment publié une tribune sous le titre « Peut-on encore sauver la gauche radicale ? ». Pour qui cherche une analyse inédite de la déconfiture électorale récente de la gauche radicale, la déception n’est pas mince à la lecture. L’auteur se contente en effet de mobiliser une rhétorique nationaliste qui, d’Aurélien Bernier à Jacques Sapir en passant par Jean-Claude Michéa, accompagne, à la gauche du champ politique, la croissance électorale du Front national et, non seulement légitime certaines de ses thèses, mais entérine aussi ses prétentions à incarner la révolte populaire face aux politiques d’austérité, menées aussi bien par l’UMP que par le PS.

La gauche radicale sommée de se réapproprier la Nation

Le paradoxe cultivé par l’auteur est le suivant : pour « sauver la gauche radicale », il importerait de faire bouillir les idées de l’avenir dans les vieilles marmites d’autrefois, et en particulier du PCF d’antan. Il suffirait ainsi à la gauche radicale de se réapproprier la Nation, comme le PCF l’avait fait en 1935 à l’instigation de la direction stalinienne à Moscou – rompant au passage avec l’internationalisme prolétarien de la première période de l’Internationale communiste et de sa section française [1] – pour qu’elle commence à reconquérir le terrain gagné patiemment, depuis 30 ans, par le Front national.

On pourrait lui rétorquer que ceux qui ont emprunté cette voie politique ne sont guère parvenus à obtenir des succès électoraux, à stimuler la participation politique dans les classes populaires ou à y faire renaître des espérances progressistes, qu’il s’agisse du MDC (Mouvement des citoyens) de Jean-Pierre Chevènement, du très confidentiel PRCF (Pôle de renaissance communiste en France) ou du M’PEP (Mouvement politique d’émancipation populaire). Il est d’ailleurs fort douteux que ces organisations accueillent autre chose que ce « maigre public d’urbains, diplômés, travailleurs du service public » qui constituerait, selon Thierry Blin, le corps militant de la gauche radicale actuelle.

Mais on ne peut se contenter d’une telle réponse, qui ramène la valeur politique des idées aux succès qu’elles rencontrent dans une conjoncture déterminée. Si l’auteur fait fausse route et ne propose qu’une impasse en guise de voie de sortie, comme d’ailleurs – à des titres divers – les auteurs mentionnés ci-dessus, c’est que son analyse des causes de la montée du Front national et des difficultés de la gauche radicale est profondément erronée. Selon lui, les échecs électoraux de la « gauche de gauche », pour parler comme Bourdieu, s’enracineraient non seulement dans son refus d’invoquer la Nation comme antidote à la mondialisation, mais aussi dans sa « frappante conversion à un gauchisme culturel apôtre de la libération des aspirations individuelles », dans le « flou » qu’elle entretiendrait « sur le rapport à l’Europe, à la souveraineté », et dans sa tendance à « parler, dans le même wagon, de l’horreur des Frontières [sic] et des souverainetés populaires ». A l’inverse, le Front national serait porté par « une analyse terriblement efficace de la mondialisation » et le vote en sa faveur traduirait une « nostalgie du solide, de la prise collective sur la vie ordinaire », et même un « rejet de l’impuissance face à l’inéluctabilité de l’adaptation à “l’économie telle qu’elle va” ».

Comprendre la montée du FN et l’échec de la gauche radicale

C’est là reprendre à son compte ce que le Front national dit de lui-même, et participer incidemment à sa stratégie d’enracinement dans le champ politique et le tissu social. Car comme le montrent les enquêtes sur le vote Front national, et a fortiori sur l’engagement militant dans ses rangs, ce qui mobilise ses électeurs et soude ses militants repose bien davantage sur l’hostilité aux étrangers, la peur du déclassement et la nostalgie d’une France blanche, que sur l’aspiration positive à voir mener d’autres politiques économiques, des politiques anti-austérité sinon anticapitalistes, ou à ce que la majorité de la population reprenne la main face aux pouvoirs politique, économique et financier.

Il est vrai que les causes profondes de l’adhésion croissante aux lubies électorales du FN résident dans les effets de la guerre de classe que mène le patronat. Celui-ci a engagé depuis les années 1980 un programme de destruction des solidarités collectives. Organisant l’affaiblissement du mouvement ouvrier, notamment à travers le jeu empoisonné du « dialogue social », il a progressivement enfermé le mouvement syndical dans le piège de la négociation à froid, délégitimant la pratique de la lutte des classes.

Dans le champ politique, on ne saurait méconnaître l’importance qu’ont eu, non seulement les trahisons des gouvernements dominés par le PS depuis une trentaine d’années (puis sa conversion progressive au néolibéralisme, aujourd’hui achevée sous la férule de Valls), mais aussi l’accompagnement par le PCF des reculs sociaux et le défaitisme des partis à la gauche du PS. C’est ce même défaitisme qui conduit aujourd’hui certains à voir dans les avancées du FN non l’expression des reculs de la gauche, sur les questions économiques (austérité) comme sur les questions du racisme (discours de Valls contre les Rroms et les musulman-e-s), de l’impérialisme (guerres menées au Mali et en Centrafrique, soutien indéfectible à l’État d’Israël, etc.) ou de l’immigration (expulsions en masse de travailleurs sans-papiers), mais le produit d’une meilleure compréhension par le FN de la mondialisation, de l’opportunité de sortir de l’euro ou de la nécessité de rétablir la souveraineté nationale contre Bruxelles. Ainsi se trouve dédouanée de toute responsabilité dans l’échec de la gauche radicale la stratégie électorale mortifère du PCF d’alliance avec le PS, visant à conserver son appareil et ses élus, et le refus des directions syndicales d’organiser, contre cette prétendue gauche au pouvoir, une riposte sociale à la hauteur des attaques que subissent les salarié-e-s.

Ne pas céder un pouce d’internationalisme

Peut-on prétendre sauver la gauche radicale en réhabilitant les frontières, en confondant souveraineté populaire et souveraineté nationale et en lui inoculant ainsi le pire des poisons, celui du nationalisme, fût-il de « gauche » ? A rebours de cette régression nationaliste que certains présentent comme une formidable novation, la gauche radicale ne peut, sous peine de sombrer définitivement, céder un pouce d’internationalisme face au double ennemi que la situation lui impose : le nationalisme du Front national, qui vise – au nom de la Nation, érigée en valeur suprême – à unir des classes fondamentalement antagonistes contre ses prétendus ennemis (intérieurs et extérieurs), et le supranationalisme du capital (matérialisé à travers des institutions telles que la Commission européenne, la BCE, le FMI, etc.), qui n’en finit pas de nourrir le premier en imposant régressions sociales et reculs démocratiques. Elle est au contraire condamnée – sans raccourcis électoraux possibles – à reconstruire les liens militants dans les entreprises et les quartiers, à refaire du collectif là où le capitalisme néolibéral brise les cadres collectifs existants, à combattre le racisme systémique et l’islamophobie d’Etat et à lutter activement, dans l’unité, contre l’extrême-droite pour empêcher son enracinement dans le tissu social.

C’est à ce prix, et dans l’indépendance avec un PS se vouant à gérer loyalement les intérêts du capital, que pourra émerger une gauche radicale liée organiquement aux classes populaires. On ne s’étonnera d’ailleurs pas que, substituant l’union nationale à la mobilisation de classe, Thierry Blin, qui ne manque pas de virulence acerbe pour critiquer l’éloignement de la gauche radicale des classes populaires, ne prononce pas un mot, ni sur la nécessaire confrontation sociale et politique avec les classes possédantes, ni sur le programme d’urgence que pourrait défendre unanimement une gauche radicale incarnant politiquement les intérêts des classes populaires, afin d’éviter que ces dernières payent la crise du capitalisme : interdiction des licenciements, baisse du temps de travail jusqu’au partage du travail entre tou-te-s, augmentation générale des salaires, retraites et minima sociaux, interdiction des contrats précaires, financement public d’un plan de recrutement dans les secteurs utiles à la population (éducation, santé, logement, etc.), construction massive de logements sociaux, révolution fiscale accentuant fortement la progressivité de l’impôt, annulation de la dette illégitime et socialisation intégrale du secteur bancaire.

Ugo Palheta, militant anticapitaliste, maître de conférences en sciences de l’éducation à l’université de Lille-3 (voir son blog)

Photo : CC Philippe Leroyer

Notes

[1Sur le tournant social-patriote de la SFIC devenue PCF, voir D. Guérin, Front populaire, révolution manquée, Marseille, Agone, 2013, p. 116-118.