Attentats

Le choc de l’évènement

Attentats

par Gustave Massiah

« Un journal décapité, des dessinateurs et des journalistes, la liberté d’expression, le droit à l’humour bête et méchant, l’islamophobie, le retour de l’antisémitisme, les conséquences, la peur d’un monde qui implose. Tout se mélange et rend ce cocktail explosif », écrit Gustave Massiah, figure du mouvement altermondialiste. Dans cette tribune, il s’interroge aussi sur le choc des conséquences à venir.

Un choc, un grand choc, plusieurs chocs emmêlés.

Le choc de l’évènement. Un évènement inattendu, même quand il est prévu et pressenti. Un évènement n’arrive pas par hasard. Mais, un évènement au sens fort du terme, ne se réduit pas à ses causes. Il rompt une séquence et ouvre une nouvelle situation avec ses nouveautés et ses incertitudes. Au-delà des outrances et des hystéries, comment penser un tourbillon quand on vit un tourbillon ?

Passée l’incrédulité de son annonce, on se demande qu’est-ce qui a basculé et on s’interroge sur les nouveaux possibles. On additionne les informations et on les décompose. On mesure l’horreur, on la refuse et elle vous submerge. Un massacre de sang-froid ne peut pas se relativiser. Il ne se compte pas au nombre de morts, il ne se compare pas à d’autres nombres de morts dans tant de situations. Je pense aux milliers de morts des guerres en cours, des répressions sanglantes, des migrants disparus en mer. Tout cela est vrai, mais ne réduit pas l’horreur et le refuge dans le cynisme est insupportable.

Le choc de la mémoire

Qu’est-ce qui se joue alors ? Un journal décapité, des dessinateurs et des journalistes, la liberté d’expression, le droit à l’humour bête et méchant, l’islamophobie, le retour de l’antisémitisme, les conséquences, la peur d’un monde qui implose. Tout se mélange et rend ce cocktail explosif. Faire la part de ce qui me touche et de ce qui me dépasse, de la proximité et de ce mouvement d’ensemble qui a saisi de larges pans de la société et a été ressenti au-delà.

Le choc de la mémoire, d’une mémoire qui se réordonne. Charlie échappe à lui-même et à son histoire. Il devient emblématique mais de manière différente pour chacun. Nous ne sommes pas tous Charlie, et pas le même Charlie. Certes, nous voulons tous nous solidariser, nous fondre dans les victimes, refuser cet acte abject, exprimer notre émotion à leurs parents et leurs proches. Nous voulons crier l’insupportable et l’inacceptable. Mais le passé immédiat n’annule pas le temps long. Et ceux qui ont été assassinés ne se sont jamais réfugiés dans la fusion, ils ont crié haut et fort leurs pensées, leurs différences. Nous devons à leur mémoire ne pas les ériger en maîtres à penser.

Je le dis d’autant que j’avais, pour ceux que je connaissais, de l’amitié et de l’affection. Tous les morts devraient être égaux, mais je ne peux parler que de ceux que je connaissais. Et je suis saisi par l’émotion quand je me souviens de Wolinski, qui a su exprimer avec génie ce qu’a représenté mai 68. Nous étions ensemble à la table de lancement de « ça suffat comme ci », en 1989, côte à côte avec Siné, Renaud et Gilles Perrault et dans tant d’autres occasions. Je me souviens des mobilisations avec Cabu et de son amour de la non-violence. Je me souviens de ce dernier dîner chez Bob Siné avec Charb. Et de notre accord constant avec Oncle Bernard dans la construction du premier conseil scientifique d’Attac. Je me souviens aussi que les désaccords avec Charlie n’avaient jamais fait oublier ce qu’il avait été et ce que continuaient à être ces hommes exceptionnels. J’étais outré et triste quand Val avait renforcé sa nouvelle carrière en attaquant Siné au nom d’un fils Sarkozy et pour le plus grand plaisir du CRIF et en invitant dans le journal, dans ce qui était notre journal, des hérauts de l’islamophobie.

Le choc des conséquences

Le choc des conséquences constitue le fond du décor. Mais il n’est pas déterminant car l’avenir n’est pas écrit et les incertitudes sont grandes. L’événement force le trait des tendances à l’œuvre. Trois sont particulièrement fortes et graves pour moi. La tendance à l’islamophobie est un des plus grands dangers que rencontre aujourd’hui la société française. C’est une des formes principales des discriminations, des racismes et de la xénophobie. L’accentuation des peurs accompagne un déchaînement médiatique et va alimenter l’idéologie sécuritaire et l’instrumentalisation du terrorisme. La troisième tendance dépasse la société française. Elle montre la stratégie d’affrontement voulu, construit ; l’utilisation de l’islamophobie pour forcer les musulmans à s’agréger derrière ceux qui veulent, comme l’État islamique ou Al-Qaïda, les forcer à les suivre et veulent leur imposer une stratégie de rupture avec les autres secteurs de la société. C’est une stratégie de la terreur et de la terre brûlée qui a des conséquences redoutables. Elles dépassent de loin les justifications avancées en prétendant répondre ainsi à la déstabilisation, réelle, des régions du monde par les puissances dominantes.

Le choc de l’émotion recouvre tout pour l’instant et brouille l’horizon. Il inquiète avec la montée en puissance des appels à l’unité nationale. L’unité est certes nécessaire, mais pas n’importe laquelle. S’agit-il d’une unité nationale avec les islamophobes et l’extrême droite ? Ou s’agit-il de construire l’unité du peuple français dans ses diversités. Et pourtant, dans cette émotion, il y a quelque chose qui se joue et qui n’est pas complètement formulée. L’envie de témoigner ensemble, de vivre ensemble, de ne pas se laisser entraîner, de rester maître de son destin. Rien n’est joué pour l’instant. Là est l’enjeu. La société française peut le gagner.

Gustave Massiah, membre du conseil international du Forum social mondial

Photo : Eros Sana