Inégalités

A l’école, les bienfaits d’une évaluation moins centrée sur les notes

Inégalités

par Nolwenn Weiler

Les notes chiffrées restent en France l’outil principal d’évaluation des élèves. Relativement peu objectives, source de stress pour les élèves, notamment ceux qui sont en difficulté... Faut-il se passer des notes ? Les études menées sur le terrain penchent plutôt dans cette direction. Et ce, d’autant plus que les alternatives existent. Mais le système scolaire français, connu pour favoriser la reproduction d’élites plus que pour faciliter l’ascension des classes défavorisées, peine à évoluer. La dernière réforme en date, celle du collège, conserve la possibilité de noter pour les professeurs qui le souhaitent.

Les notes sont des outils très imprécis pour mesurer la performance scolaire des élèves, et on le sait depuis fort longtemps. Dès les années 30, des études montrent qu’une même copie peut être notée fort différemment selon les enseignants, et ce quelle que soit la discipline. Ordre des copies, humeur du professeur, origine sociale des élèves... les raisons de ces divergences sont très variées. « Le jour du contrôle ou de l’examen, les élèves peuvent être stressés, fatigués, ou affectés par un tas d’autres choses, souligne Liliana Moyano, président de la Fédération des conseils de parents d’élèves (FCPE). Cela ajoute à l’imprécision de la note pour définir le niveau scolaire d’un élève. »

La notation reste pourtant une pratique généralisée en France, surtout au collège et au lycée. C’est même l’élément principal sur lequel l’élève, ses parents et la communauté éducative se basent pour décider de son orientation et, in fine, de sa vie professionnelle.

L’absence de notes aide les élèves en difficulté

« Les notes ne permettent ni à l’élève, ni à la famille de savoir ce qu’il reste à apprendre et à comprendre, estime Liliana Moyano. Elles sont vécues comme une sanction, surtout par les élèves en difficultés. » Les enfants qui peinent à l’école, plus souvent issus de milieux sociaux défavorisés, s’épanouissent davantage dans des classes ou établissements qui expérimentent une évaluation sans notes. Pour eux, un « non acquis » est bien moins « cassant » qu’un 6/20, même s’ils sont tout à fait capables d’établir une équivalence entre les deux, remarque un rapport de l’Inspection générale de l’éducation nationale (Igen), réalisé en 2013. Mieux : selon une vaste étude du CNRS en cours dans l’académie d’Orléans-Tours, l’usage raisonné de la note – qui subsiste simplement sur le bulletin trimestriel, associé à une évaluation par compétences – permet aux décrocheurs d’améliorer leurs performances [1].

« Ce n’est pas rien !, souligne le chercheur en psychologie Pascal Huguet, qui coordonne cette étude. Cette différence, voilà des années que l’école républicaine tente de la réduire à grands coups de réformes, et pourtant la France reste championne des inégalités. En une année scolaire [celle de l’expérimentation, 2014-2015, ndlr] on n’a pas inversé la machine, mais voilà une méthode qui semble permettre à l’ascenseur social de redémarrer. Peut-être pas de monter au 10e étage, mais au moins au 5e. » Selon l’enquête 2012 du Programme international pour le suivi des acquis des élèves (Pisa), l’école française se révèle de moins en moins capable de faire réussir les enfants les moins privilégiés. L’abandon de la note chiffrée favorise la prise d’initiative et la confiance en soi. Les élèves osent davantage donner leur avis, ils prennent de l’assurance à l’oral. Autant de compétences que les élèves français peinent d’habitude à acquérir [2].

La note, un outil nécessaire pour communiquer avec les familles ?

« La simplicité de la notation fait en partie son succès. Le chiffrage est en effet lisible aisément par tous : les enseignants, les élèves et leurs parents », explique Bruno Suchaut, spécialiste des systèmes éducatifs, ancien directeur de l’Institut de recherche sur l’éducation (Iredu) [3]. « Les compétences permettent de dire aux élèves ce que l’on attend d’eux. Mais la note chiffrée reste un bon outil de communication avec les parents, juge Valérie Sipahimalani, secrétaire générale adjointe du SNES-FSU, le principal syndicat enseignant. Ce n’est pas en cassant le thermomètre que l’on fait tomber la fièvre. Les élèves en difficultés le restent, même sans notes. »

Les enseignants qui tiennent à la notation chiffrée justifient aussi leur choix par la demande des parents. S’ils maintiennent ce système d’appréciation, c’est parce qu’il est attendu des parents qui le connaissent et savent l’interpréter. Mais dans les expérimentions d’évaluation sans notes, les parents n’apparaissent pas si catégoriques : ils acceptent la notation lorsqu’elle est utilisée, mais ne la regrettent pas nécessairement lorsqu’elle est abandonnée. Quand les enseignants prennent le temps d’expliquer leur démarche, les parents leur font plutôt confiance.

Des enseignants réticents au changement ?

La confrontation des enseignants avec des études qui prouvent que la notation chiffrée est subjective n’ébranlent pas leur position, remarque le rapport de l’IGEN de 2013. Certains enseignants revendiquent même le droit à une part de subjectivité dans l’établissement de la note, quelle que soit sa forme. L’évaluation reste un domaine dans lequel les enseignants n’entendent pas se faire dicter leur conduite. Si elle prévoit de diversifier les méthodes d’évaluation, avec la mise en place d’un nouveau bulletin sans moyenne générale, la dernière réforme d’envergure de l’Éducation nationale, celle du collège, offre la possibilité aux enseignants de noter les élèves s’ils le souhaitent. « Il faut laisser les collègues faire comme ils veulent », insiste Valérie Sipahimalani, du SNES-FSU.

« La persistance de cette pratique peut aussi se lire comme un frein à un changement plus global des pratiques pédagogiques, remarque Bruno Suchaut. L’abandon des classements et des notes conduirait à une autre conception de l’évaluation et peut-être même à une autre école. » Les enseignants qui abandonnent la note chiffrée
changent leur façon d’enseigner. Ils passent beaucoup de temps à échanger avec leurs élèves, ils travaillent avec leurs collègues et développent l’interdisciplinarité. Ils valorisent les erreurs comme autant d’occasions de progresser. De nombreux outils et systèmes existent, qui permettent de faire de l’évaluation un rouage de l’apprentissage, et non un moment couperet, source de stress pour les élèves.

Évaluer autrement

Parmi les méthodes alternatives aux notes chiffrées : les smileys de couleurs diverses ou les lettres (A,B,C...), assortis d’une valorisation des commentaires que les enseignants peuvent apposer sur une copie. La variation des modes d’expressions qui sont évalués (oral, écrit, travail d’équipe, etc.) est une autre piste explorée. Certains enseignants choisissent aussi la « contractualisation des pratiques d’évaluation » : « ils expliquent en début d’année à leurs élèves leurs modalités d’évaluation, ce qui implique d’y avoir réfléchi en équipe avant », détaille Liliana Moyano. D’autres donnent la possibilité aux élèves de se rattraper en supprimant un contrôle de leur choix dans le trimestre.

D’autres idées peuvent être piochées du côté des écoles alternatives. « Au collège, nous mettons des notes afin de ne pas marginaliser les élèves qui en auront besoin pour leurs dossiers scolaires, dit Sylvie d’Esclaibes, qui a créé plusieurs écoles Montessori [4]. Par contre, nous ne mettons pas la note sur leurs copies, mais sur un serveur que les parents peuvent consulter ensuite. Ainsi, les enfants se concentrent davantage sur les commentaires que l’on met. Et ils se comparent moins les uns aux autres. On ne met jamais de notes en dessous de 5, je trouve ça vraiment trop dévalorisant. On met simplement "non noté". » Autant de pratiques dont les futurs enseignants de l’Éducation nationale n’entendent jamais parler au cours de leur formation.

Pour Alain Diger, doyen des inspecteurs pédagogiques de l’académie d’Orléans-Tours, et instigateur de l’expérimentation en cours, « une jauge est nécessaire pour les élèves et les parents. Mais la manière dont l’évaluation est pratiquée aujourd’hui dans la plupart des classes est excessivement centrée sur une notation systématique et, à ce titre, archaïque [5]. » « Quand les notes ont tellement d’importance, les enfants travaillent pour la note, et c’est tout. Leur contentement dépend des compliments qu’on leur fait, cela ne favorise pas leur autonomie !, constate Sylvie d’Esclaibes. Une mauvaise note, cela signifie que si on se trompe, c’est nul. Quel dommage, c’est en se trompant que l’on avance. »

Les résultats finaux de la vaste enquête réalisée dans le centre de la France convaincront-ils les enseignants, et le ministère de l’Éducation nationale, qu’il convient de changer d’ère ? Les moyens mis à disposition sont en tout cas conséquents. De nombreux personnels sont impliqués, les chefs d’établissements sont engagés, et les inspecteurs soutiennent la démarche. Autant de points qui faisaient défaut aux expérimentations menées jusqu’alors dans les classes « sans notes ». La mission d’inspection générale menée en 2013 dans des collèges où des enseignants essayaient autre chose que la notation chiffrée avait ainsi relevé des expressions comme « classe bizarre » ou « classe de "bêtes" ». Des affirmations « qui ne manquaient pas d’interroger sur le statut de toute innovation dans le système éducatif français ». En attendant, « les injustices progressent dans l’école », pointe le long rapport du Conseil national d’évaluation du système scolaire, publié fin septembre [6].

Nolwenn Weiler

Notes

[1Conduite auprès d’un échantillon de 1 627 élèves de troisième et centrée sur trois disciplines (français, histoire-géographie, mathématiques), cette étude est pilotée par Céline Darnon et Pascal Huguet, du laboratoire de psychologie sociale et cognitive de l’université Blaise Pascal, et par Isabelle Régner, du laboratoire de psychologie cognitive de l’université d’Aix-Marseille.

[2Conclusions tirées dans le rapport 2013 de l’Igen.

[3Bruno Suchaut, La loterie des notes au bac : un réexamen de l’arbitraire de la notation des élèves, documents de travail de l’iredu.

[4Maria Montessori, médecin italien, est à l’origine d’une méthode pédagogique novatrice, selon laquelle chaque enfant apprend à un rythme différent qu’il convient de respecter. Elle a théorisé la notion de périodes sensibles au cours desquelles l’enfant est mieux à même d’apprendre telle ou telle chose.

[5Cité par le Journal du CNRS.

[6Voir ici