Project bonds

Quand des séismes font trembler la politique européenne de sécurité énergétique

Project bonds

par Maxime Combes, Xavier Sol

Comment financer des infrastructures en période d’austérité budgétaire ? Plutôt que de passer par les banques, l’Union européenne encourage le recours aux marchés financiers. C’est l’Espagne qui a ouvert la voie des « project bonds » avec le lancement de Castor, un projet pilote de stockage de gaz naturel en sous-sol. Mais le projet est pour le moment suspendu, accusé de provoquer des tremblements de terre... Or, en cas de faillite, il revient aux pouvoirs publics d’amortir les risques pris par les investisseurs privés. Derrière l’exemple espagnol se profile un mécanisme de financement européen scandaleux.

Des centaines de séismes en quelques jours. Jusqu’à 4,2 sur l’échelle de Richter. Les habitants des communes de Vinaros, Benicarlo, Peniscola, et plus largement du delta de l’Ebre, non loin de Valence en Espagne, ont passé quelques nuits agitées en septembre 2013. Pourtant, il s’agit d’une « région à l’activité sismique très faible », selon Luis Suarez, président du Collège des Géologues d’Espagne. C’est la mise en œuvre d’un site sous-marin de stockage de gaz qui semble être à l’origine de cette soudaine multiplication des tremblements de terre. Nommé « Castor », ce projet vise à reconvertir un champ de pétrole épuisé, Amposta, en une installation de stockage souterrain de gaz.

L’association espagnole Ecologistas en Acción exige l’annulation des travaux, estimant qu’il n’y a « aucun doute sur le lien entre l’injection de gaz dans le réservoir sous-marin et les séismes ». Louis Suarez pointe également « les indices rationnels permettant de penser que les séismes ont un lien avec les injections de gaz du projet Castor ». Face à l’inquiétude grandissante et l’accumulation de 700 secousses, le ministère de l’Industrie n’a pas eu d’autres choix que de suspendre les opérations fin septembre. Dans un rayon de 100 km autour de la plateforme Castor se trouvent trois réacteurs nucléaires (centrales d’Ascó et de Vandellós), les installations de l’industrie pétrochimique de Tarragone, mais aussi les zones touristiques de Salou et des lieux historiques comme Peniscola et les ruines de Tarraco.

Assurer la « sécurité énergétique »

Situé à 22 km de la côte et à une profondeur de 1 800 m dans le sous-sol marin, le champ d’Amposta a déjà reçu l’injection de cent millions de mètres cube de gaz, sur une capacité totale évaluée à 1 300 millions. Il est relié à une plateforme maritime, puis, via un gazoduc d’une longueur de 30 kilomètres, au réseau de distribution espagnol pour alimenter ce dernier en fonction des variations saisonnières ou des pics de la demande. Il serait en mesure de stocker l’équivalent des besoins pour trois mois de la région de Valence, peuplée de plus de cinq millions d’habitants. Le projet Castor fait partie de ces récents projets d’infrastructure énergétique encouragés par l’Union européenne, afin de contribuer au renforcement de la « sécurité énergétique » des États-membres.

Le Traité de Lisbonne a fait de la « sécurité de l’approvisionnement énergétique » le deuxième objectif assigné aux politiques de l’énergie de l’Union européenne, l’énergie devenant à cette occasion une compétence partagée entre les États membres. Extrêmement dépendante des importations d’hydrocarbures – plus de 60 % de gaz et de 80 % de pétrole consommés dans l’UE sont importés – l’Union européenne se considère comme très vulnérable des marchés mondiaux et des éventuelles interruptions d’approvisionnement. Pour renforcer cette « sécurité énergétique », la Commission européenne privilégie la mise en place de stocks stratégiques d’hydrocarbures fossiles disponibles sur le territoire européen [1] . A travers le projet Castor, il s’agit donc de stocker du gaz en très grande quantité afin de réduire la dépendance de la péninsule ibérique aux éventuels soubresauts des marchés mondiaux.

Partenariat public-privé et marchés financiers

Le projet Castor est le premier projet en Europe à être financé dans le cadre des « project bonds » de l’Union européenne (UE). Désireuse de « construire des routes, des lignes de chemin de fer, des réseaux énergétiques et pipelines, des réseaux numériques [nécessaires au] retour d’une croissance forte en Europe », l’Union européenne voit dans les « project bonds » le dispositif idoine pour ne pas remettre en cause l’austérité budgétaire. Ainsi, les « project bonds » permettraient de financer de grandes infrastructures en faisant directement appel aux marchés financiers et aux investisseurs privés (fonds de pension, fonds d’investissement, assureurs...) par l’émission d’obligations [2]. Et de se passer ainsi d’un financement traditionnel tel qu’’un prêt bancaire.

Dans le cas du projet Castor, les project bonds ont été mobilisés une fois que le groupe bancaire espagnol Santander s’est rendu compte que l’opérateur initial, le consortium en partenariat public-privé Escal UGS [3], était dans l’impossibilité de rembourser les sommes engagées. Soutenue par la Banque Européenne d’Investissement, qui a investi près de 500 millions d’euros d’argent public dans le projet [4], l’émission d’obligations a été lancée en juillet 2013 et a permis de lever près de 1,4 milliard d’euros. Les fonds de pension, d’investissement et les assurances ont acquis 60 % des émissions, rendant la dette du consortium d’autant plus liquide sur les marchés financiers. Et dépendante de ses fluctuations.

Des séismes qui font trembler les agences de notation

La Banque européenne d’investissement, par la voix de son président Werner Hoyer, s’en est félicité : « La BEI est déterminée à soutenir les investissements indispensables à l’avenir de l’Europe et félicite Castor d’avoir démontré avec succès que le recours au rehaussement du crédit des obligations de projet peut avoir pour effet d’intensifier le soutien aux investissements à long terme dans une conjoncture économique difficile ». De nouvelles émissions d’obligations étaient prévues d’ici la fin de l’année 2013 et en 2014. Mais dès le mois d’octobre, suite aux tremblements de terre, les agences Fitch et Standard & Poor’s ont placé la notation du projet en perspective négative, réclamant une reprise rapide des travaux.

Avec de tels mécanismes de financement, le diable est souvent dans les détails. En cas de faillite du projet, les entreprises du consortium de construction peuvent quitter le navire en laissant le gouvernement espagnol comme seul responsable des pertes financières subies. Aux pouvoirs publics d’amortir les risques pris par les investisseurs privés si un problème survient... Le ministre espagnol de l’industrie, José Manuel Soria, a qualifié cette clause de compensation de « dommageable pour l’intérêt public » et tenté de la faire annuler auprès de la Cour Suprême espagnole. Demande rejetée.

Un projet pilote dans l’impasse

Six mois après les tremblements de terre, le projet Castor, financé par project bonds, se trouve dans l’impasse. Les travaux d’injection de gaz n’ont pas repris. Nul ne sait s’ils reprendront un jour. Des collectifs locaux réclament le démantèlement de la plate-forme. Le ministère de l’industrie, en charge du dossier, garde le silence. La rentabilité des fonds mobilisés pour financer le projet n’est pas assurée. Le gouvernement espagnol est pris dans l’étau d’un financement dont il est le garant en dernier ressort, et à-travers lui les finances publiques et citoyens espagnols.

Pourtant, ni la Commission européenne, ni la BEI, n’ont infléchi leur soutien à ce modèle de financement. Ainsi, le second project bond financé par la BEI – projet de transmission offshore d’électricité [5] entre la ferme éolienne Greater Gabbard (140 turbines), en mer du Nord, et la côte anglaise – a été lancé en décembre 2013 sur les marchés financiers. Au total, neuf grands projets d’infrastructure pourraient être l’objet d’un financement via les project bonds au cours de la phase pilote du dispositif.

La Commission européenne a également dans l’idée de conduire 250 projets énergétiques et de transport, dits projet d’intérêt commun, dans la perspective de garantir l’interconnexion des systèmes énergétiques européens et contribuer à cette fameuse « sécurité d’approvisionnement énergétique ». A défaut d’avoir d’avoir stoppé l’engouement des institutions européennes pour des mécanismes de financement hasardeux, les tremblements de terre engendrés par le projet Castor illustrent la fragilité et les déficiences de la politique de « sécurité énergétique » de l’Union européenne.

Xavier Sol [6] et Maxime Combes [7]

Notes

[1Sur la stratégie européenne en matière de sécurité énergétique, lire cette analyse parue sur Alter-Echos.

[2Une obligation est une valeur mobilière constituant un titre de créance représentatif d’un emprunt. L’obligation est cessible et peut donc faire l’objet d’une cotation sur une Bourse ou un marché secondaire.

[3Formé par le groupe de BTP espagnol ACS espagnole et une société canadienne.

[4300 millions d’euros dans l’achat d’une partie des obligations émises, et 200 million d’euros apportés comme garantie pour améliorer la notation de l’émission obligataire réalisée.

[5Porté par le consortium nommé Green Energy Transmission

[6Xavier Sol est directeur de la coalition d’ONG européennes Counter Balance qui travaille sur les institutions financières internationales.

[7Économiste, membre d’Attac France.