Biélorussie

La dernière dictature d’Europe n’effraie pas les banquiers

Biélorussie

par Eric Simon

À l’ombre de l’Euro 2012, coincée entre Pologne, Ukraine et Russie, survit la dernière dictature européenne : la Biélorussie. Le président Loukashenko y réprime, y censure, voire y supprime tranquillement la moindre dissidence, sous le regard paternaliste de son puissant voisin russe. Malgré l’agacement des chancelleries européennes, le business s’intensifie. Les grandes banques françaises ou allemandes continuent d’y investir massivement. Visite d’une dictature oubliée.

Pour sa toute première visite à l’étranger en tant que de nouveau président, Vladimir Poutine ne s’est pas rendu à Washington ou à Pékin, ni Berlin ni à Paris. Premier atterrissage, le 31 mai dernier… à Minsk. « Le fait que ma première visite à l’étranger a été au Bélarus, pays frère, reflète certainement la nature particulière de nos relations », a déclaré le président russe. Alexandre Loukashenko, inamovible chef d’État du Bélarus (ou Biélorussie) depuis 1994, ne dira pas le contraire, tant pour des raisons géopolitiques aussi anciennes que l’empire tsariste que pour des façons très similaires de gérer la vie politique. Quoique, sur ce point, Minsk a donné quelques leçons à Moscou…

Le 19 décembre 2010, pour fêter son quatrième mandat obtenu avec 80 % des voix dès le premier tour, Loukashenko avait déclenché le grand nettoyage : matraquage brutal de la foule de 30 000 personnes venues protester, plusieurs centaines de personnes blessées et interpellées, sept des neuf candidats arrêtés…

Brejnev et Staline pour modèles

Jusqu’alors, en termes de gestion politique, le Bélarus tenait plus de la grisaille brejnevienne que de la terreur stalinienne ; sans le Parti communiste mais avec la plupart de ses oripeaux. Le modèle économique reste directement hérité de l’URSS, étatisé et collectiviste, avec une idéologie résumée autour de la personne du Bat’ka, le « Petit Père » Loukashenko, qui gouverne par décret. Le Parlement est totalement aux ordres.

Le régime, toutefois, garde une certaine légitimité auprès d’une partie non négligeable de la population : la politique économique et sociale menée depuis la chute du rideau de fer a permis au pays d’éviter le choc du néolibéralisme sauvage et ses conséquences, dont l’accroissement des inégalités et de la misère visibles chez ses voisins. « Loukashenko a offert à son peuple un contrat social : pas de liberté, mais la stabilité. Beaucoup l’ont soutenu pour cela », analyse Valentin Stefanovitch, vice-président du Centre des droits de l’homme « Viasna ».

Une balle dans la nuque

On y saupoudrait quelques mesures faussement démocratiques, selon les nouvelles pratiques à la mode dans les dictatures « modernes » : élections aux couleurs de pluralisme mais au résultats falsifiés, liberté de ton relative pour certains journaux régionaux peu influents. Bien sûr, outre les arrestations classiques d’opposants trop remuants, on avait noté quelques disparitions entre 1999 et 2000 – un ancien ministre de l’Intérieur, un ancien vice-président du Parlement, un homme d’affaires et un journaliste –, mais cette pratique n’avait pas duré.

Celle qui dure, cas unique en Europe, c’est l’institution de la peine de mort, comme l’a rappelé l’exécution d’une balle dans la nuque, en novembre dernier, des deux responsables « déclarés » de l’attentat d’avril 2011 dans le métro de Minsk. Le procès n’avait pourtant pas éclairé les nombreuses zones d’ombre. Depuis 1991, selon Amnesty International, au moins 400 personnes ont été exécutées au Bélarus ; le véritable chiffre n’est pas connu.

Le KGB encore vivace

Décembre 2010 marque donc un tournant. « Finissons-en ! Il n’y aura plus de démocratie insensée dans le pays ! », avait déclaré à l’occasion Alexandre Loukashenko. Il faisait alors allusion aux concessions accordées aux desiderata de l’Union européenne quant au déroulement des élections, où, pour la première fois, l’opposition avait eu accès aux médias d’État !

On serre les vis : l’opposition est décapitée par l’arrestation de ses leaders, les médias encore indépendants sont étranglés, les activistes renvoyés de leur travail ou de leur école… Une loi récente a encore élargi les pouvoirs du KGB, qui n’a pas changé de nom depuis la fin de l’URSS, et considère comme « espionnage » et « trahison » tout lien avec des organisations internationales.

Nouvelles formes de rébellion

En réponse, d’autres méthodes de contestation sont apparues, certaines originales : des groupes silencieux se forment dans la rue et… applaudissent. Un décret a aussitôt interdit cette pratique, entraînant des situations inattendues : lors d’une intervention publique de Loukashenko, la fin de son discours fut saluée par… un silence de mort ; les gens avaient peur en applaudissant d’être confondus avec les opposants, ce qui est arrivé d’ailleurs avec un groupe de joggueurs : courir en réunion, n’est-ce point suspect ? Tous se sont retrouvés au poste ! Les policiers ont même dû un jour évacuer d’une place de Minsk un rassemblement de… peluches et autres jouets, portant des écriteaux explicites !

Pour répondre à ces nouvelles formes de rébellion, les arrestations, bien sûr, mais aussi la hausse de la violence : la police a reçu des ordres en ce sens, le matraquage systématique étant destiné à répandre la terreur sur les opposants. Le régime a par ailleurs inventé ce que Sacha Koulaeva, directrice du bureau Europe de l’Est et Asie centrale de la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH), appelle la répression par couches : « On vise les personnalités les plus reconnues dans tous les domaines et on les brise : cela fait réfléchir tous les autres, chacun sur son terrain, et doit faire augmenter la peur et l’autocensure. » Pour faire bonne mesure, on fait aussi pression sur les avocats de la défense… dont certains se sont vus retirer leur licence.

Ales Bialiatski, ennemi public n° 1

Le cas de répression le plus emblématique est celui d’Ales Bialiatski, président de Viasna, vice-président de la FIDH et présélectionné pour le prix Nobel de la Paix en 2007.
Bialiatski s’est retrouvé en première ligne, déclaré « ennemi public n° 1 » sur tous les médias d’État. Honneur douteux, mais mérité. Car l’association Viasna et ses 200 militants ne se sont pas contentés d’assurer la défense des droits fondamentaux par une aide juridique et humanitaire aux interpellés ; ils ont aussi contribué à casser la peur de la répression financière en payant les amendes, souvent fortes, et les frais d’avocats à la place des condamnés. Ce faisant, ils formaient l’un des piliers d’une société civile active, aux côtés des quelques syndicats indépendants, des artistes, des réseaux sociaux…

Ales Bialiatski n’a pas hésité à appeler ouvertement au durcissement des sanctions ciblées, y compris d’ordre économique, contre les dirigeants biélorusses auprès des gouvernements européens et du Conseil de l’Europe. Difficile toutefois d’éliminer aussi ouvertement un personnage d’une telle stature internationale. Le régime bélarus a fait du coup preuve d’imagination en le faisant arrêter et condamner le 24 novembre dernier pour… fraude fiscale !

Quatre ans de camp

Viasna est légalement interdite au Bélarus, son enregistrement ayant été refusé par les autorités. Elle n’a donc pas le droit de recevoir de financements étrangers pour ses activités. L’argent des donateurs, dont l’Union européenne, arrivait quand même sur des comptes personnalisés à Vilnius ou à Varsovie. Or, à la suite des accords bilatéraux avec ses voisins sur l’entraide judiciaire datés de 1992, la Biélorussie a pu recevoir toutes les informations sur les comptes ouverts par Ales Bialiatski. Une bavure dont se mordent les doigts les autorités polonaises et lituaniennes, qui ont financé la défense de Bialiatski pour tenter de se rattraper.

Le mal est fait : car si l’avocat a prouvé sans peine que les sommes qui ont transité par les comptes incriminés ne constituaient pas ses revenus personnels, visés par la loi, cela n’a pas empêché Bialiatski d’être condamné à quatre ans de camp à régime sévère. « Quelque part, les autorités ont donné la meilleure note possible à l’activité de Viasna », ironise Valentin Stepanovitch, son adjoint, qui continue le combat.

Coup de gueule européen

Les sanctions européennes sont-elles efficaces ? Dès 1997, le Conseil de l’Europe avait retiré au Bélarus son statut d’invité spécial pour manquement aux règles démocratiques. Les relations ne se sont pas arrangées depuis. Le 23 mars dernier, le Parlement européen a renforcé ses sanctions entamées en 2006 à l’encontre du régime, ajoutant 12 individus et 29 sociétés à la liste des personnes et entités privées de visa. Ce qui donne aujourd’hui une liste noire de 243 personnes et 32 organisations et entreprises.

L’Europe exige toujours la libération des prisonniers politiques, la fin de la répression politique et de la persécution des médias indépendants. Minsk avait répliqué le lendemain par l’interdiction d’entrée sur son territoire « aux personnes qui ont participé à l’adoption de ces mesures », et a renvoyé l’ambassadeur de l’UE et celui de Pologne, ce qui a déclenché en solidarité le rappel de tous les ambassadeurs des pays de l’Union. Ambiance !

L’aide du FMI

Les diplomates reviennent, sans doute en réponse à la récente libération de deux prisonniers politiques, dont l’ex-présidentiable Andreï Sannikov. Mais chacun reste prudent. Dans le passé, Loukashenko a déjà louvoyé de cette manière pour obtenir des aides européennes. Non sans succès : en 2008 et en 2009, contre quelques promesses démocratiques, le Bélarus avait réussi à intégrer le programme de Partenariat oriental de l’Union européenne (avec l’Arménie, l’Azerbaïdjan, la Géorgie, l’Ukraine, la Moldavie), et avait reçu un prêt de 2 milliard de dollars du FMI.

Car personne ne fait de l’isolement du pays un but en soi : passage stratégique pour le gaz de l’Est, le Belarus suscite au contraire l’intérêt de ses deux grands voisins. Par nostalgie soviétique, Loukashenko penche plutôt pour Moscou : Minsk a signé plusieurs accords visant à la création d’une entité confédérale avec la Russie, dont l’un a aboli des barrières douanières entre les deux pays. Mais le Bat’ka ne veut pas être un simple vassal. Il a fallu que Moscou coupe les robinets pétroliers pendant trois jours pour faire comprendre qui était le maître. Le différent concernait le prix des hydrocarbures, vendus à tarif préférentiel à Minsk, que Moscou voulait relever. Une affaire d’importance puisque ces hydrocarbures, revendus raffinés à l’Ouest au prix du marché, sont la principale ressource de devises du pays. C’est dans ces moments que Loukashenko revient, tout miel, dialoguer avec l’Ouest.

Le gaz avant la démocratie

La crise n’a pas épargné le pays : déficit commercial abyssal, pénurie de devises et inflation galopante (108 % en 2011). L’aide occidentale attend plus que les gestes symboliques comme la libération de Sannikov. Les rapports de force changent : la Russie a obtenu en novembre 2011, par l’achat de la société Beltransgaz, le contrôle de 100 % des gazoducs du Bélarus qui assurent le transit de gaz russe vers l’Europe en échange d’accords économiques. Un nouveau sursis financier, certes, mais aussi un coup dur pour l’indépendance économique, donc politique.

Loukashenko reste cependant particulièrement tenace et ne dédaigne pas quelques pieds de nez à ses détracteurs. Les officiels marqués dans la liste noire des personnes interdites de visa parviennent à passer outre : le ministre de l’Intérieur biélorusse, Anatoli Koulechov, est venu quelques jours en France en janvier à l’invitation d’Interpol ; Loukashenko lui-même s’est déplacé à Vienne en représentant son pays pour le Comité olympique. Les sanctions de l’UE admettent en effet des exceptions, notamment celles où le pays concerné accueille sur son territoire le siège d’une organisation internationale.

Une dictature qui attire les banquiers

Malgré les sanctions économiques, les affaires ne se portent pas si mal. Les statistiques montrent que les exportations biélorusses vers l’UE sont passées de 439 millions de dollars à 1,74 milliard en janvier 2012. Une multiplication des échanges par 4 en comparaison avec 2011. Hypocrisie de l’UE ? D’abord dissensus parmi ces membres. La situation de la Lituanie ou de la Lettonie, par exemple, dépend beaucoup de la coopération économique avec le Bélarus. Et la Slovénie était prête à mettre un veto si l’UE entravait un projet immobilier important à Minsk… À l’Ouest, ce n’est pas mieux. Un document de la FIDH publié en janvier 2012 [1] montre que les secteurs bancaires français, britanniques et allemands, avec en tête la Deutsche Bank, Raiffeisen Bank, la Société générale, BNP Paribas et la Royal Bank of Scotland, investissent massivement au Bélarus. BNP Paribas et la Deutsche Bank se sont, notamment, empressées de vendre sur les marchés les obligations émises par l’État biélorusse. La Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD), dont les États européens sont actionnaires, est même actionnaire d’une banque biélorusse [2].

Loukashenko a donc encore de solides atouts pour rester en place et maintenir la dureté du régime. La politilogue Alexandra Goujon a noté que la grande répression du 19 décembre 2010 est survenu deux jours après le début de la révolte tunisienne. Le despote libyen Kadhafi était un ami personnel du président biélolorusse, qui accueille également depuis 2010 l’ex-président kirghize Kurmanbek Bakiev, renversé en 2010. « Une série d’événements qui l’incitent à ne pas baisser la garde », analyse-t-elle. Loukashenko joue les incompris. Il n’a pas toujours tort : il souhaiterait juste que le Bélarus soit traité de la même manière que l’Azerbaïdjan, le Kazakhstan ou la Russie. Ces pays ont aussi largement violé les droits de l’homme et savent manipuler les urnes. Mais cela n’a pas empêché le Kazakhstan de présider l’OSCE en 2010 et l’Azerbaïdjan de devenir un membre du Conseil de l’Europe !

Éric Simon

En photo : le président Loukashenko / DR