Justice

La biodiversité en procès : l’affaire du viticulteur bio relance la mobilisation contre les pesticides

Justice

par Sophie Chapelle

Emmanuel Giboulot, viticulteur en biodynamie en Bourgogne, comparaissait le 24 février au tribunal correctionnel de Dijon. Poursuivi pour avoir refusé de polluer, en n’appliquant pas un insecticide sur ses vignes, Emmanuel Giboulot défend une autre approche de la viticulture sans recours systématique aux produits chimiques. Son combat a trouvé un écho incroyable auprès des citoyens, simples consommateurs, viticulteurs ou victimes des pesticides. Pour la profession viticole, ce procès pourrait marquer un tournant. Basta! était à Dijon. Reportage.

Le téléphone n’arrête pas de sonner. Des demandes d’interviews entrecoupées de témoignages de soutiens. « Je ne suis pas habitué à ça », lâche en souriant Emmanuel Giboulot, à quelques heures de son procès au tribunal correctionnel de Dijon. Sans l’avoir recherché, ce viticulteur en biodynamie se retrouve propulsé lanceur d’alerte. Pour avoir refusé de se plier à un arrêté préfectoral l’obligeant à épandre un insecticide pour lutter contre une maladie de la vigne, la flavescence dorée, il encourt jusqu’à 30 000 euros d’amende et 6 mois de prison (lire notre précédent article qui a révélé l’affaire). Son histoire a fait le tour de la toile. L’une des pétitions lancée pour le soutenir a recueilli plus de 500 000 signatures ! (voir notre décryptage sur ce "buzz") « C’est bien au-delà de ce que l’on avait imaginé. Cela montre que c’est un sujet qui fait vraiment écho dans la société. A chaque fois que l’on peut éviter de mettre un produit de synthèse, on est tous gagnants. »

Alternative aux insecticides

Soulagé de se voir soutenu, Emmanuel Giboulot espère que cet événement va marquer un tournant dans la manière de lutter contre la flavescence dorée, cette bactérie capable de détruire un vignoble entier. « Dans chaque commune, on a demandé aux viticulteurs de se positionner pour ou contre le traitement. Mais jusqu’ici, le débat ne reposait que sur la peur face aux conséquences de cette maladie. » Résultat : le traitement préventif aux insecticides est quasi systématique. « Ce dont on a besoin, c’est de développer des approches alternatives et de se donner la possibilité de les mener. »

Il participe à une étude de l’Institut français de la vigne et du vin qui montre l’influence environnementale du paysage sur les équilibres dans la vigne. « On s’est rendus compte par exemple que c’est une chance d’avoir encore des arbres, ça influe sur le développement des parasites ». Et évite ainsi le recours à un traitement de synthèse. De la même manière, les fleurs contribueraient à un équilibre global en maintenant certains prédateurs dans les vignes. « Grâce à cela, il y a eu une dérogation pour ne pas appliquer de traitement sur les parcelles d’essais en Côtes d’Or en 2013 », note t-il. Un première avancée.

Viticulteurs ou consommateurs, une large mobilisation citoyenne

Alors que l’heure de l’audience approche, près d’un millier de personnes se sont retrouvées sur la place qui jouxte le tribunal correctionnel de Dijon. Une vingtaine d’organisations associatives, syndicales et politiques ont appelé à un pique-nique de soutien (voir l’appel). Certains n’ont pas hésité à faire plusieurs centaines de kilomètres, comme Michel venu de Melun. « Chez nous, y a plus d’abeilles à cause des pesticides. L’État veut quand même condamner un gars qui refuse d’en mettre ! Nous n’avons pas hésité à prendre un jour de congés pour être là et le soutenir. ». « Le traitement systématique fragilise la biodiversité et discrédite notre métier », renchérit Ferjeux Courgey qui milite à la Confédération paysanne. Cet éleveur du Doubs fait le parallèle entre cette affaire et l’opposition à une campagne de vaccination obligatoire sur le bétail (contre la FCO, fièvre catarrhale ovine) décidée fin 2008. La relaxe de treize éleveurs par la cour d’appel de Riom en juin 2011 est « la preuve que nous avions eu raison de privilégier autrement la santé de nos animaux ».

Dans la foule, beaucoup de viticulteurs comme Marc Guillemot, en biodynamie depuis 25 ans. « Le traitement chimique n’est pas la solution, il faut vivre avec cette maladie, témoigne t-il. Il y a des régions où il est possible de négocier avec les services de l’État ». Ce que confirme un couple de vignerons venus de Savoie : « En 2012, nous avons refusé de traiter. La Draaf (Direction régionale de l’alimentation, de l’agriculture et de la forêt) a cherché des prestataires de services pour le faire mais n’en a pas trouvé ! Nous avons accepté de faire des essais avec le Pyrevert (seul insecticide préconisé en viticulture bio mais très décrié pour sa toxicité pour les insectes, ndlr) sur une toute petite partie de nos parcelles. Il faut quand même savoir que beaucoup de viticulteurs achètent le produit pour avoir les factures en cas de contrôle, et ne traitent pas. »

Ouvriers agricoles et riverains victimes des pesticides

Sourire aux lèvres, Marcellin Babey est manifestement heureux de voir autant de monde. Il est l’un des premiers à avoir alerté les milieux écologistes, suite à la convocation d’Emmanuel Giboulot devant le substitut du Procureur à l’automne 2013. Originaire de Saône-et-Loire, Marcellin fait partie des riverains qui subissent les traitements épandus sur les vignobles. « Il y a des moments dans l’année où l’on ne peut plus respirer. Des gens ont dû déménager. Cette année, grâce à cette mobilisation, on va prendre quatre fois moins d’insecticides sur la tête ! » Pour lui, ce procès change incontestablement la donne. « Le scénario dantesque de 2013 (qui imposait le traitement en Saône-et-Loire au moyen de trois applications d’insecticides, ndlr) est désormais impossible à dupliquer. »

Pascal et Isabelle viennent également de Saône-et-Loire. Lui, ouvrier viticole, a dû cesser de travailler il y a deux ans. « J’ai eu des symptômes. Ça a commencé en 2008 par les jambes, les avant-bras, la figure, et ensuite tout le corps... et cette poitrine qui gonfle, des sensations de brûlures tout le temps », souffle t-il. « Un empoisonnement progressif », poursuit sa femme qui raconte avoir consulté de nombreux médecins sans qu’aucun ne veuille reconnaître la maladie professionnelle. « Il travaillait sans protection, il faisait confiance à son employeur, et aujourd’hui tout le monde se renvoie la balle ». Empêtrés dans des procédures judiciaires depuis juin 2011, ils tenaient à être présents au nom de l’association Phytovictimes. « Vous n’imaginez pas à quel point on peut être isolés dans ce genre de situation. L’arrêt de travail, le moral, c’est toute une vie qui éclate. Venir ici, c’est aussi une façon de se sentir soutenus, c’est important pour l’avenir ».

Un arrêté préfectoral inutile ?

Des applaudissements accompagnent l’entrée d’Emmanuel Giboulot dans le tribunal où la salle d’audience prévue ne compte qu’une quarantaine de places. Juste derrière lui, Sandrine Bélier, eurodéputée EELV pour qui « la liberté de choix, en l’absence de menace sanitaire avérée, devrait être de mise ». Appelé à la barre, Emmanuel Giboulot assume ne pas avoir fait de traitement et expose calmement les raisons de son choix. « Quand l’arrêté a été prononcé, aucun pied contaminé par la flavescence dorée n’était identifié en Côtes d’Or. Ça me paraissait incohérent de traiter des vecteurs alors qu’il n’y en avait peut-être pas. » « Mais s’il y avait eu des cas de contamination pas loin de vos vignes, votre décision aurait-elle été la même ? », questionne la présidente du tribunal. « Non, bien sûr que non, répond-il. J’ai conscience qu’il s’agit d’une maladie dangereuse. »

Maître Benoist Busson, son avocat, invoque l’illégalité de l’arrêté qui fonde les poursuites. « L’urgence à traiter n’est pas motivée dans l’arrêté du 7 juin 2013 » plaide t-il. « C’est à partir de novembre 2012 que nous avons constaté une contamination massive. On a dû arracher une douzaine d’hectares de vignes en Saône-et-Loire, lui répond Olivier Lapôtre, de la Draaf. On s’est aperçus que la maladie s’était propagée au sud du département et nous craignions que des communes voisines plus au nord soient contaminées ». L’avocat observe que l’arrêté n’a été pris que six mois plus tard, sans qu’aucun élément nouveau n’apparaisse. « Il y a un décalage minimal de 15 mois entre la contamination des ceps et l’apparition de la maladie », justifie Olivier Lapôtre.

Délibéré le 7 avril

« L’analyse de risque s’est révélée juste », se défend le représentant de l’administration. Qui souligne que des échantillons ont été prélevés sur les ceps par la Draaf à l’automne 2013. « En Côtes d’Or, sur trois échantillons de plusieurs ceps, au moins un était atteint », affirme t-il. La preuve pour la Draaf que l’arrêté préfectoral était nécessaire. Un avis que ne partage pas l’avocat. « Il faut se demander ce que l’on entend par principe de précaution. Si l’on suit ce raisonnement, allons-y, anticipons, continuons, pourquoi s’arrêter en Côtes d’Or ? Ce que l’on condamne c’est cet usage intempestif du "traitons d’abord, nous discuterons après". Faut-il condamner quelqu’un qui ne veut pas traiter à l’aveugle, qui demande à réfléchir aux traitements et aux modes culturaux ? »

Le procureur requiert 1 000 euros d’amende dont la moitié avec sursis. La décision est mise en délibéré au 7 avril. «  Les réquisitions du parquet sont plus modestes que ce nous pouvions craindre », réagit Emmanuel Giboulot dès sa sortie de la salle d’audience. « Nos arguments ont donc été entendus. Avec mon avocat, nous continuons cependant à espérer la relaxe, ne serait-ce que pour le côté symbolique. » A la sortie du tribunal, Emmanuel Giboulot remercie une nouvelle fois les présents. « J’espère voir la profession dialoguer et ne pas se déchirer. »

Pépiniéristes peu scrupuleux

Il a d’ailleurs rejoint le Collectif sur la flavescence dorée, créé en décembre 2013 en Bourgogne. L’idée est de rassembler les viticulteurs de tous bords pour que leur voix pèse dans la prise de décision du plan de lutte 2014. « Le clivage n’est pas entre les bio et les conventionnels, précise t-il. Certains viticulteurs bio ont accepté de traiter, alors que des conventionnels ne l’ont pas fait. Il faut être dans la construction avec l’ensemble de la profession ». Le collectif propose notamment que la prospection, c’est à dire la visite des parcelles et le marquage des pieds contaminée, soit rendue obligatoire.

« La maladie peut être transmise par des plants affectés émanant de pépiniéristes pas suffisamment scrupuleux », observe le viticulteur. Raison pour laquelle le collectif demande un renforcement du contrôle, avec la création notamment d’une carte d’identité des plants et l’obligation du traitement à l’eau chaude en pépinière. « Il ne faut se couper d’aucun moyen pour aborder la maladie différemment et savoir remettre en cause le regard porté sur une situation d’urgence », résume le viticulteur. Le téléphone sonne encore, cette fois c’est sa famille. A peine le temps de souffler. Les vignes l’appellent.

[Mise à jour le 7 avril 2014] Emmanuel Giboulot a finalement été condamné à 1000 euros d’amende dont moitié avec sursis. Il compte faire appel de la décision.

Sophie Chapelle
(@Sophie_Chapelle sur twitter)

Photos : CC Rémi Bridot (Une), Sophie Chapelle