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L’équipe de « Libération » doit reprendre son journal

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par Jacques Rosselin

Libération est en crise. Qui pourrait souhaiter investir aujourd’hui les millions nécessaires à l’avenir du journal ? Ses salariés, estime Jacques Rosselin, fondateur de Courrier International et ancien directeur de la rédaction de La Tribune : « Qui d’autre peut porter le projet d’une refondation politique et éditoriale ? Qui d’autre est capable de revenir aux fondamentaux de ce journal subversif, combatif, participatif et innovant ? »

Libération est confronté à une crise grave. Ce titre fort est lu beaucoup sur le Net, encore sur le papier, mais son modèle est en panne, ses investisseurs démotivés ou désemparés et son équipe inquiète. Le blocage durable entre les actionnaires et les salariés sur la stratégie de l’entreprise et la politique éditoriale peut s’enliser et aboutir rapidement au dépôt de bilan, désormais évoqué régulièrement, y compris au plus haut niveau de l’État.

La période n’est pas simple. L’information de qualité, qui vit une passionnante mais douloureuse mutation, n’a plus de modèle économique de « marché ». Bien sûr, des mécènes éclairés sont toujours prêts à se porter avec noblesse au secours de la démocratie, de l’information libre et indépendante. Aux États-Unis, quelques milliardaires ont récemment annoncé des investissements faramineux dans des fondations ou des médias d’information lancés par des transfuges prestigieux de grands journaux anglophones. En France, presque tous les journaux d’information nationaux ont été repris par des fortunes plus ou moins grosses, des banquiers ou des groupes industriels.

Ce phénomène n’est pas nouveau et suscite, depuis que la presse est presse, méfiance et irritation chez les journalistes. Ainsi, lorsque Courrier International (créé en 1990 grâce à un mécène et un banquier) a été vendu à Alcatel en 1994, le directeur d’un grand quotidien m’a lancé plein de morgue : « alors, c’est le retour de l’entre-deux guerres ? On vend ses journaux à des industriels et des banquiers ? ». Inutile de préciser que, quelques mois plus tard, le vertueux directeur de journal faisait entrer des grands groupes à son capital…

Si la logique n’est pas industrielle – « la première liberté de la presse, c’est de ne pas être une industrie », écrivait Marx – que recherchent ces puissances financières ? De l’influence, du plaisir, de l’adrénaline ? De l’optimisation fiscale ? Il est probable que ce n’est sans doute pas prioritairement de l’argent. La plaisanterie est connue : « Comment devient-on millionnaire ? En étant milliardaire et en achetant un journal »… Dès lors le soupçon s’installe, même aux États-Unis où les motivations de Jeff Bezos, acquéreur du Washington Post, ont récemment laissé perplexes les commentateurs les plus bienveillants à l’égard du patron d’Amazon.

Et puis un beau jour de ce début d’année, il y a eu le Nouvel Observateur. Ce grand news magazine, qui diffuse encore à plus de 500 000 exemplaires, a récemment annoncé son rachat pour une bouchée de pain par LML (Le Monde Libre), la holding de quatre personnes fortunées qui détient la majorité du Monde et est aujourd’hui évoqué pour le rachat… de Libération. La valorisation de la presse d’information en a soudain pris un coup et les actionnaires de tout poil doivent depuis regarder les millions qu’ils ont investis dans la presse d’un autre œil.

C’est sans doute le cas à Libération où les actionnaires, un banquier, une fortune italienne et un professionnel de l’immobilier, semblent dans l’impasse avec l’équipe du journal. Et quel nouvel investisseur pourrait bien souhaiter aujourd’hui remettre les millions nécessaires à l’avenir de Libération et dans quel but ?

La réponse s’impose comme une évidence : l’équipe de Libération.

Qui d’autre a la légitimité ? Qui d’autre est comptable de l’héritage de ce titre historique ? Qui d’autre peut porter le projet d’une refondation politique et éditoriale ? Qui d’autre est capable de revenir aux fondamentaux de ce journal subversif, combatif, participatif et innovant ? Qui d’autre peut se positionner en repreneur de ce titre sans susciter les interrogations sur ses intentions, financières, politiques ou éditoriales ?

Bien sûr les salariés de Libération ne sont pas milliardaires. Mais un repreneur, quand il est légitime et décidé, peut faire beaucoup. Réunis par un projet politique et éditorial fort et cohérent, au sein de leur « Société des Personnels de Libération », actionnaire aujourd’hui marginalisé et oublié du journal, ils peuvent susciter une formidable adhésion. A la manière de leur confrère allemand, la Tageszeitung que Daniel Schneidermann évoquait récemment sur son site, ils peuvent rassembler autour de cette société coopérative des investisseurs qui leur ressemblent, qui croient en l’information de qualité, en une société nouvelle et en une économie différente. Et parmi eux, répondront présent les plus importants des investisseurs : les lecteurs eux-mêmes qui, n’en doutons pas, les rejoindront en grand nombre pour participer à cette initiative et soutenir la refondation d’un journal, d’un média d’information qui est aussi le leur.

Jacques Rosselin, fondateur de Courrier International et ancien directeur de la rédaction de La Tribune

@Rosselin

Photo : la Une de Libération détournée par Seb Musset