Guerre

Avec Daech, « il y a là un piège fatal pour la stabilité et la paix civile à l’intérieur de chaque société »

Guerre

par Ivan du Roy

Onze ans après l’invasion de l’Irak par les États-Unis, le pays risque encore et toujours de s’enfoncer dans la guerre civile. Un nouveau mouvement djihadiste, l’Etat islamique en Irak et au Levant, créé en Syrie, contrôle de fait la moitié occidentale du pays. « Ce qui est encore plus préoccupant c’est qu’existe maintenant une mythologie héroïque du djihadisme qui peut toucher beaucoup de monde », analyse Bernard Dréano, qui préside le Centre d’études et d’initiatives de solidarité internationale. Une idéologie sectaire qui profite aussi des abandons de la gauche en matière de solidarité internationale : vis-à-vis des Palestiniens comme du mouvement révolutionnaire syrien, coincé entre la dictature de Bachar Al-Assad et les djihadistes.

Basta! : D’où vient l’État islamique en Irak et au Levant ? En quoi cette formation se différencie-t-elle d’autres groupes djihadistes, comme al-Qaïda, le Front al-Nosra en Syrie ou Ansar Dine dans le Sahel ?

Bernard Dréano : [1] Pour justifier son attaque de l’Irak en 2003 Georges W. Bush avait, entre autre, évoqué « l’assistance de Saddam Hussein à al-Qaïda ». En réalité il n’y avait pas d’alliance et aucun courant « djihadiste » en Irak à l’époque. Les premiers mouvements se réclamant d’al-Qaïda, pour l’instauration d’un « État islamique », dont al-Qaïda en Mésopotamie dirigé par Abou Moussab al-Zarqaoui (mort en 2006), se sont formés dans la lutte contre les troupes américaines d’occupation – et les missions civiles de l’Onu, et contre les « renégats chiites ». Leur violence sectaire, critiquée même par la « direction internationale » d’Al-Qaïda, leur ont aliéné la population, y compris les sunnites d’Irak et provoqué leur défaite militaire en 2007 après les interventions contre eux des milices sunnites tribales Shawa, le mouvement dit « du Réveil ».

Pourtant ce courant djihadiste affaibli s’est reconstitué dans la région. En 2012, plusieurs mois après le début du mouvement révolutionnaire syrien, est apparue en Syrie une nouvelle organisation, adoubée par al-Qaïda : le Jabhat al-Nosra, où l’on retrouvait aux cotés de Syriens des militants djihadistes irakiens. Très vite elle s’est scindée en deux organisations rivales, l’État Islamique de l’Irak et du Levant (ad-Dawla al-Islamiyya fi al-Iraq wash-Sham, EIIL) appelé en arabe Daesh intervenant à la fois en Irak et en Syrie et al-Nosra uniquement en Syrie. Daesh (EIIL), qui ambitionne de créer un État islamique, un califat, dans toute la région, est particulièrement anti-chiite. C’est vers lui que se sont tournés la grande majorité des volontaires djihadistes venus du monde entier. Mais ses pratiques ont provoqué, en 2014, en Syrie, des affrontements violents avec les autres composantes de l’opposition anti-Bachar, les milices kurdes, l’Armée Syrienne Libre et même al-Nosra ! Daesh est une organisation à action régionale, en Irak, en Syrie et au Liban, comme Ansar-Dine l’est au Sahel, mais beaucoup plus puissante.

Certains observateurs avancent qu’EIIL est une fabrication du régime dictatorial syrien pour diviser la rébellion…

Au début de la révolution syrienne, Bachar Al Assad a fait libérer plusieurs centaines de djihadistes détenus dans ses geôles. Ils ont contribué à la création des noyaux armés d’al-Nosra et de Daesh. Les djihadistes et le régime syrien ne sont pas « amis » mais ils sont en quelque sorte complémentaires. Les premiers constituent « les meilleurs ennemis » pour le second qui peut ainsi prétendre lutter contre le « terrorisme » et pour la protection des minorités religieuses non sunnites en Syrie. Il est à noter qu’actuellement l’armée de Bachar n’utilise jamais ses moyens les plus meurtriers dans les zones contrôlées par Daesh, comme les bombardement aveugles des zones civiles avec des « barrels bombs » [2].

Comment ce groupe djihadiste a-t-il pu prendre le contrôle de la moitié de l’Irak en quelques semaines ?

Les troupes de Daesh sont évaluées entre 10 000 et 25 000 hommes pour l’ensemble de la zone, Syrie et Irak. Certes il s’agit de combattants très déterminés, généralement disciplinés – et ne pillant pas – avec un noyau dur très aguerris, mais avec peu d’armes lourdes ou sophistiqués. Le succès de leur offensive éclair de ce mois de juin s’explique par deux facteurs : l’état de l’armée officielle irakienne minée par la corruption, et le fait que d’autres forces sunnites non djihadistes – anciens de l’armée de Saddam, certaines milices tribales sunnites Shawa – se sont alliées à Daesh ces derniers mois.

Pourquoi le gouvernement irakien est-il si critiqué et délégitimé ?

Les élections de fin avril ont été gagnées par l’alliance de partis chiites dirigée par le Premier ministre sortant Nouri al-Maliki. Celui-ci a donc conservé le pouvoir qu’il détient depuis quelques années, en accentuant ses aspects autoritaires et clientélistes. Les chiites, surtout les clans favorables à al-Maliki, sont favorisés. La minorité sunnite – un gros tiers de la population – est marginalisée. Les rapports entre le gouvernement d’al-Maliki et les kurdes –20% de la population – se sont également dégradés. Depuis plusieurs mois déjà la province occidentale d’Anbar (sunnite) et la ville de Fallouja, contrôlée de facto par Daesh, échappait au pouvoir central, sans qu’al-Maliki ne parvienne à régler le problème ni militairement ni politiquement.

Cette menace est-elle durable, alors que les effectifs de l’EIIL sont estimés à plusieurs milliers de combattants seulement ? Peuvent-ils résister aux forces kurdes irakiennes dans le Nord et à l’armée gouvernementale irakienne, équipée par les États-Unis, au Sud ?

Comme je l’ai dit, les forces de Daesh ne sont pas seules. De plus, lors de la conquête, presque sans combats de Mossoul et de la province de Ninive, elles ont mis la main sur quantité d’armements lourds. Enfin elles ont de l’argent, grâce aux trafics, de pétrole notamment, aux rackets et prises d’otages, aux dons de riches sympathisants du Golfe. Toutefois, hors des zones sunnites, les forces de Daesh vont avoir de très grandes difficultés. Et les Kurdes qui ont pris le contrôle de Kirkouk et de sa zone pétrolière ne vont certainement pas les céder aux djihadistes. Enfin Daesh va devoir faire face à l’hostilité de la Turquie et de l’Iran qui interviennent déjà indirectement sur le terrain. Il est donc peu probable que la guerre éclair et victorieuse des premiers temps puisse se prolonger de la même manière. L’Irak est, hélas, maintenant en situation de guerre civile frontale et sectaire qui va durer sans doute des mois, avec déplacement des populations et exodes des minorités.

Environ 300 Français combattent en Syrie ? Que pensez-vous de ce phénomène ? Constituent-t-ils une réelle menace ?

Nous retrouvons la situation qui a déjà existé en Afghanistan il y a un quart de siècle. Le nombre de « djihadistes » européens ne constitue pas un très grand danger à l’échelle des États, même si certains éléments peuvent être tentés par la suite par des actions terroristes individuelles comme nous l’avons hélas déjà vu. Ce qui est plus préoccupant c’est qu’existe maintenant une mythologie héroïque du djihadisme qui produit des phénomènes d’identification et d’adhésion à leur idéologie sectaire et qui peut toucher beaucoup de monde.

Une cinquantaine de Français, présumés djihadistes, de retour de ce pays, sont visés par des enquêtes préliminaires. Que faut-il faire ? Admettre le fait qu’ils soient surveillés en permanence ? Que répondre à la suggestion du FN de les déchoir de leur nationalité ?

Déchoir quelqu’un de sa nationalité c’est une pratique qui n’a été appliquée dans l’histoire contemporaine que par le régime de Pétain. Rien d’étonnant à ce que ce soit une proposition de ses héritiers politiques lepénistes. S’il est logique que les services de sécurité surveillent des individus susceptibles de commettre des crimes, il ne saurait y avoir, sans très graves risques pour les libertés publiques en France, de stigmatisation et a fortiori de poursuite de gens parce que, par exemple, ils manifesteraient leur hostilité au régime de Bachar en Syrie, ou au retour de la dictature en Egypte, ou qu’ils se réclameraient de référents islamiques.

Comment faire en sorte que cette situation ne renforce pas encore l’islamophobie en France et en Europe ?

L’islamophobie est aujourd’hui une idéologie largement partagée en Europe. Elle n’est pas cantonnée à l’extrême droite façon Marine Le Pen en France ou Geert Wilders aux Pays-Bas. Elle affecte tout le spectre politique, y compris chez les libéraux ou au sein de la gauche. Cette islamophobie se manifeste quotidiennement avec de plus en plus de force. Il y a sans cesse chez nous comme ailleurs des amalgames : islam = islamisme ; islamisme = djihadisme. Et pendant ce temps là, de l’autre coté de la Méditerranée, les Palestiniens sont de plus en plus abandonnés, tandis que, à gauche notamment, nous avons laissé les Syriens seuls face à Bachar et aux djihadistes. En retour évidemment, les idéologies djihadistes et sectaires peuvent proliférer au sein de communautés qui se sentent humiliées, méprisées et frustrées. Il y a là un piège fatal, non seulement pour la stabilité dans la région euro-méditerranéenne, mais aussi pour la paix civile à l’intérieur de chaque société. Il faut reconstruire des pratiques de solidarité internationale avec les peuples voisins, et de solidarité sociale au sein de chacune de nos sociétés et combattre le poison du racisme et de l’islamophobie [3].

Recueillis par Ivan du Roy

Photo : CC US Army (entraînement d’un policier irakien).

Notes

[1Bernard Dreano est président du Cedetim (Centre d’études et d’initiatives de solidarité internationale) et animateur de l’Assemblée européenne des citoyens (AEC)

[2Barils chargés d’explosifs, de shrapnels, voire d’armes chimiques, et lancés par hélicoptère : voir notamment cette vidéo diffusée par le Daily Telegraph.

[3Lire l’interview réalisée par Basta! des sociologues Marwan Mohammed et Abdellali Hajjat sur l’islamophobie.