Nucléaire

Fukushima : « Tous les efforts sont faits pour nettoyer les terres et les esprits, mais rien n’est réglé »

Nucléaire

par Cécile Asanuma-Brice

Trente ans après la catastrophe de Tchernobyl, comment gère-t-on les suites d’un accident nucléaire ? A Fukushima, les autorités veulent faire revenir les populations déplacées, en rouvrant les zones évacuées et en misant sur l’amnésie des citoyens. Une mascarade que dénonce Cécile Asanuma-Brice, sociologue française qui vit au Japon : le taux de cancer de la thyroïde a été multiplié par 50 chez les moins de 18 ans.

Cinq ans après la catastrophe nucléaire de Fulushima, où en est-on ? Tous les efforts sont faits pour nettoyer les terres et les esprits avant l’accueil des jeux olympiques de Tokyo en 2020, permettant de donner l’élan nécessaire à l’oubli. Le vent de fête olympique, qui s’accompagne à l’accoutumée d’un nettoyage social et d’une montée nationaliste acceptés de tous, portera un troisième fleuron : l’amnésie nécessaire à la poursuite du nucléaire. La mascarade se met en place : le gouvernement japonais a décidé de rouvrir à l’habitat la totalité de la zone d’évacuation autour de la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi, dès mars 2017, alors que dans les faits, rien n’est réglé. « Le passé n’est pas mort, il n’est même pas passé », écrivait William Faulkner. On ne peut trouver plus justes mots pour décrire la situation actuelle.

Rassurer pour mieux contraindre au retour

Plus de 9 millions de sacs poubelles contenant un mètre cube de déchets contaminés sont répartis sur 114 700 sites au sein de la préfecture de Fukushima [1]. Ces plastiques enferment un temps, terre et déchets radioactifs : sauf que les graines présentes dans la terre continuent de germer au gré des saisons, et leurs pousses difformes éventrent les sacs pour laisser se diffuser à nouveau les débris contaminés, au gré des vents.

Un coût néanmoins exorbitant pour cette politique chimérique, qui voit son budget plafonné à 91 milliards de yens (727 millions d’euros) pour 2016. Au total, depuis 2011, les dépenses pour la décontamination s’élèvent à 1,5 milliard d’euros [2]. Cette politique de décontamination, qui berne les esprits en leur inculquant que tous les efforts sont faits pour protéger la vie, n’a qu’un seul objectif : rassurer pour mieux contraindre au retour.

Faire accepter aux jeunes un avenir irradié, à défaut d’être radieux

Ce choix politique se met en place via une stratégie de communication sur le risque toujours plus perverse : en assurant par exemple que le risque sismique ou celui d’une éruption volcanique seraient plus prégnants que le risque nucléaire [3] ; que l’obésité et la tension sanguine consécutives au manque de sport – les personnes vivant dans les logements provisoires sur les zones contaminées limitant leurs sorties – seraient plus néfastes que l’irradiation [4] ; ou en enseignant aux élèves de primaire du département de Fukushima les méthodes pour filtrer le césium présent dans la terre [5].

Il en est d’autres, tel le professeur Hayano Ryugo de l’université de Tôkyô, fervent acteur du programme Ethos Fukushima [voir l’article de l’auteur qui décrit les manipulations psychologiques faites aux enfants des familles réfugiés pour créer le désir de retour [6]), qui habilement font signer un rapport sur la radioactivité et ses bienfaits sur la santé par des lycéens du département de Fukushima. Ils le font aussi signer par des lycéens français, américains et biélorusses avec lesquels la Commission internationale de Protection radiologique (CIPR) et le programme Ethos organisent des ateliers [7]. Car les soldats de la politique en faveur de la continuité du nucléaire ont bien compris le message concernant les générations futures et n’ont de cesse de les préparer à toujours mieux accepter leur avenir irradié, à défaut d’être radieux.

Des habitants qui ne veulent pas revenir

Néanmoins, les habitants ne sont pas dupes : malgré l’appel du gouvernement à retourner vivre dans les zones contaminées, et sa décision de rouvrir la totalité de la zone d’évacuation en mars 2017, des voix s’élèvent. Non moins de 12 539 personnes ont ouvert un procès pour demander des dommages et intérêts, estimés au total à 113 milliards de yens (904 millions d’euros) [8]. Cela reste limité si l’on considère les 99 991 réfugiés officiels de l’accident nucléaire [9] dont environ 50 000 à l’intérieur du département de Fukushima. Parmi eux, 18 322 résident encore dans les logements provisoires, 30 000 habitent des logements du parc privé dont le loyer est pris en charge par l’État et 654 personnes vivent dans des logements publics [10]. Tous verront leurs aides au logement prendre fin en mars 2017.

En outre, seulement 10 à 20 % de la population du village d’Iitate, classé en zone prioritaire pour la reconstruction de la communauté [11], prévoit de revenir en cas d’amélioration de l’environnement. Ce taux est le même pour les habitants des autres communes à qui la question a été posée. Lors d’un symposium qui s’est tenu à Fukushima le 27 février 2016 sur la possibilité ou non de revenir vivre dans le village, le professeur Imanaka Tetsuji, professeur en physique du nucléaire à l’Institut de recherche sur les réacteurs nucléaires de l’université de Kyoto, estimait que malgré une baisse naturelle du taux de contamination environnementale, celui-ci est encore par endroit 10 à 20 fois supérieur au taux d’avant l’accident. Selon lui, la « politique du refuge » reste d’actualité, d’autant qu’il est totalement impossible d’enlever la contamination des montagnes environnantes. Par ailleurs, M. Masuda Naohiro, directeur en chef de la commission de la centrale nucléaire de Fukushima, a confirmé le 2 mars 2016, que les trois cœurs des réacteurs 1, 2, et 3 avaient bien fondu, mais qu’on ne savait pas où ils se trouvaient. Difficile de continuer à rassurer les foules dans un tel contexte [12].

Le corps, lui, ne ment pas

L’information concernant la multiplication du nombre d’enfants atteints de cancer de la thyroïde est diffusée au rythme des annonces de la Commission sanitaire chargée d’effectuer les tests. Dans l’indifférence internationale la plus complète. Nous en sommes, en février 2016, à 167 enfants de moins de 18 ans atteints d’un cancer de la thyroïde, ou suspectés de l’être, sur un échantillonnage de 370 000 individus – pour un taux naturel de 1 pour 1 million.

Les spécialistes de la commission, dans la contradiction la plus complète, affirment qu’ils ne savent pas, tout en rapportant que l’on ne peut induire ces cancers aux radiations. L’argument avancé est le sur-diagnostic — le fait qu’un dépistage systématique engendrerait la prise de connaissance du nombre de cancers qui n’auraient pas été connus auparavant. Si ce raisonnement est tenable dans le cas d’un dépistage sur l’ensemble du territoire, il ne peut cependant l’être à partir du moment où l’on ne considère que la population à risque, ce qui est le cas ici, car l’enquête sanitaire ne concerne que les habitants de Fukushima. Une étude sérieuse imposerait de généraliser les tests au niveau national et sur l’ensemble des classes d’âge, afin de pouvoir effectuer des comparaisons par zone géographique. A l’inverse, la commission s’oriente vers une réduction des contrôles, estimés trop coûteux.

Multiplication par 50 des cancers de la thyroïde chez les moins de 18 ans

Le professeur Tsuda, épidémiologiste à l’université d’Okayama, estime pour sa part qu’il est grand temps de s’alarmer. Lui et son équipe ont repris la totalité des données rassemblées d’octobre 2011 à juin 2015. Ils ont mené une étude comparative, publiée dans la revue internationale Epidemiology, prenant en compte la moyenne connue de développement de cancer de la thyroïde sur l’ensemble du Japon par classe d’âge et par année. Objectif : quantifier le rapport de causes à effets, entre la pollution engendrée par les isotopes qui se sont répandus dans l’atmosphère après l’explosion de la centrale, et l’accroissement du nombre de cancer de la thyroïde chez les enfants de moins de 18 ans dans la région.

« Si l’on fait une comparaison avec la moyenne nationalement connue, on en déduit que le taux de cancer de la thyroïde des moins de 18 ans a été multiplié par 50. Dans les endroits où le taux est naturellement faible, on trouve une multiplication par 20 du nombre de cancer de la thyroïde. Dans les localités (au plan national) où le taux était le plus faible, nous n’avons pas encore détecté de cas de développement de cancer de la thyroïde. »

Prouver au monde que l’on sait gérer une catastrophe nucléaire

La situation japonaise a pour but de prouver au monde que l’on sait gérer une catastrophe nucléaire. Alors qu’on ne le sait pas. Pour ce faire, les institutions internationales font un tour de prestidigitation, avec le relèvement des taux de sécurité dits « acceptables » [13], pour permettre la réouverture de la zone d’évacuation, au pied d’une centrale dont la déliquescence se poursuit au fil du temps.

Prenant le pas de la Commission internationale de protection radiologique (CIPR) qui fait référence en la matière, le ministère de l’Environnement japonais soutient, dans un rapport d’août 2014, qu’en-deçà d’une exposition à 100 millisieverts (mSv) par an, il n’y aurait aucune conséquence sur la santé. Au grand dam des épidémiologistes, spécialistes de ces questions. A ce rythme, on peut prévoir qu’il n’y aura même plus de zone d’évacuation lors d’un prochain accident ! Cela permettra de faire chuter encore un peu plus le calcul du coût du risque de l’industrie nucléaire.

C’est d’ailleurs ce que prévoit le plan CODIRPA – pour « Comité directeur pour la gestion de la phase post-accidentelle » – élaboré pour la France par l’Agence de sûreté nucléaire en 2005. Son objectif est clair, puisqu’il s’agit de gérer « la réhabilitation des conditions de vie dans les zones contaminées ». Pourtant, cette même agence tire aujourd’hui la sonnette d’alarme. L’allongement de la durée de vie d’un parc nucléaire français déjà vétuste laisse le président de l’Agence de sûreté nucléaire, Pierre-Franck Chevet, pantois. Il estime désormais, qu’il faut « imaginer qu’un accident de type Fukushima puisse survenir en Europe » [14]

Cécile Asanuma-Brice [15]

Photo : Manifestation le 27 juin 2013 au port de Takahama. 200 citoyens japonais manifestent contre l’arrivée du carburant MOX au plutonium d’Areva / Asahi Shimbum

Ce texte a initialement été publié dans le n°107 de la revue Nature & Progrès. Écologie, agriculture bio, économie solidaire... La revue Nature & Progrès fait le point tous les deux mois sur l’actualité.

Notes

[2Mainichi, 23 février 2016 : http://www.asahi.com/articles/ASJ2Q4HNSJ2QUGTB00F.html

[3Déclaration du Dr KUMAGAI Tomohiro (neurologie, université Médicale de Fukushima) lors d’un séminaire de l’ICRP sur l’éthique organisé à Fukushima en juin 2015.

[4Déclaration du Dr TSUBOKURA Masaharu, hôpital général de Minamisôma, Univ. De Tôkyô

[5Workshops organisés par le Pr. MIZOGUCHI Masaru, Univ. De Tôkyô

[7Ces ateliers leur permettent de publier leurs œuvres dans un journal scientifique international et de les mettre en scène lors d’une conférence de presse au Foreign Correspondent’s Club of Japan en décembre 2015.

[8Asahi Shinbun, 6 mars 2016

[9Journal Mainichi, 8 janvier 2016.

[10Source : Préfecture de Fukushima

[11Source : Document de la préfecture de Fukushima

[12The Associated Press, 2 mars 2016, « Melted nuclear fuel from Fukushima disaster is missing, company says »

[13Ainsi, le Journal officiel de l’Union européenne (on notera ici que cela ne concerne pas uniquement le Japon), du 17 janvier 2014, préparait le terrain en annonçant : « Sans préjudice des niveaux de référence fixés pour les doses équivalentes, les niveaux de référence exprimés en doses efficaces sont fixés dans l’intervalle de 1 à 20 millisievert (mSv) par an pour les situations d’exposition existantes et de 20 à 100 mSv (aiguë ou annuelle) pour les situations d’exposition d’urgence ». Page L13/39 (Annexe I, article 1).

[15Cécile Asanuma-Brice réside au Japon depuis 2001. Docteur de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS), Adjointe au directeur du bureau CNRS Asie du nord, elle est chercheur associé au laboratoire CLERSE de l’Université de Lille 1 et au centre de recherche de la Maison Franco-Japonaise UMIFRE 19 (Tokyo). Ses recherches en sociologie urbaine axées sur les politiques publiques du logement se sont orientées, après l’accident nucléaire de Fukushima, vers la gestion de la protection de la population.