Désastre

Fort McMurray : Armageddon-sur-Oil

Désastre

par David Dufresne

En 2013, le jeu documentaire Fort McMoney nous plongeait dans la démesure d’une ville canadienne, Fort McMurray, soumise à l’extraction quotidienne de millions de barils de pétrole issus des sables bitumineux. Depuis une semaine, le feu ravage Fort McMurray : un quinzième de la ville aurait été dévasté. « Si Dieu revenait à Fort McMurray, il dirait : vous brûlerez en enfer ! », déclarait Jim Rogers, en 2013, dans Fort McMoney. Alors qu’Arte rediffuse ce soir la version film du webdocumentaire, son réalisateur, David Dufresne, donne des nouvelles après le brasier qui a saisi la région.

« Depuis une petite semaine, le feu ravage une petite ville que j’ai bien connue, pour l’avoir arpenté trois hivers durant : Fort McMurray, Alberta. Un territoire vaste comme la Hongrie, le plus grand chantier industriel de la planète, troisième réserve mondiale d’hydrocarbures, sorte de Gotham City, flammes et fumées, avec poissons difformes et multiplications de cancers rares chez les peuples autochtones. Ce soir, Arte rediffuse « Fort McMoney, votez Jim Rogers », la version long métrage que nous avions réalisée dans le sillage du jeu documentaire du même nom. Un film qui suit un personnage central, le trappeur Jim Rogers devenu malgré lui, depuis quelques jours, prophète de malheur.

Nous étions sur ses terres, à l’écart de la ville, dans le quartier de Waterways, qui sera le plus touché par « The Beast », la « Bête », comme l’ont surnommé les pompiers. Dans un de ses rires de vacarme, Jim avait lancé une formule dont il a le secret. Une formule qu’on retrouve dans les premières minutes du film, une formule qui depuis la colère de la « Bête » prend tout son sens :

Si Dieu revenait ici, il dirait : “Mais qu’avez-vous fait de toutes ces richesses ? Je vous ai offert tant de cadeaux ! Vous ne pouviez pas faire mieux ? Bande d’imbéciles ! Vous brûlerez en enfer !“
— Jim Rogers, 2013

Depuis, l’enfer a été vu, revu, filmé et youtubé sous tous ses angles (morts). Dieu Pyro aurait dévasté 2400 bâtiments, un quinzième de la ville. Le camping qui ouvre le webdocumentaire n’existe plus : il a cramé, comme la station-service qui le jouxte, celle-là même où nous avions suivi Carl, le ramasseur de canettes, y fouiller les poubelles. C’est Philippe Brault, mon complice de toujours à la caméra, qui avait repéré le Centennial RV Trailer Park. Au fil des tournages, ce camping était devenu un endroit à nous, un sous-monde plein de merveilles, de roulotes rafistolées, de caravanes flambant neuves, de ruée vers l’or triomphante et d’eldorado brisé.

Le camping de Fort McMoney

Les sables bitumineux [...] En deux mots, c’est une entreprise de proportions épiques, égale à la construction des Pyramides ou de la Grande muraille de Chine, mais en plus grand.
— Stephen Harper, Premier ministre du Canada, juillet 2006

A dire vrai, avant les foudres infernales, Fort McMurray avait déjà dû subir une sacrée reculade. La crise avait un nom : la guerre des prix. Depuis la chute du prix du baril de pétrole (qu’on se rassure, le cours est remonté, sitôt l’incendie connu, les spéculateurs spéculant), la mélasse bitumineuse de Fort McMurray était devenue plus trop rentable : trop chère à extraire, trop coûteuse à laver, si dispendieuse à transporter. En quelques mois, deux projets pharaoniques (Statoil et Total) avaient été stoppés net, et plusieurs tournaient au ralenti. La « population fantôme » (les ouvriers qui vont et viennent par avion sur pistes privées, celles-là même qui ont servi à en évacuer plusieurs milliers le week-end dernier) l’était devenue pour de bon ; fantôme, totalement.

La ville de Fort McMurray a été encerclée par un océan de feu.
— Rachel Notley, première ministre de l’Alberta, 9 mai 2016

Et maintenant, donc, la « Bête » en feu et en furie. 30° au lieu des 15° habituellement en cette saison, une neige moins épaisse l’hiver dernier que d’ordinaire, faisant du sol un terreau sec et propice à l’embrasement, El Niño qui fait des siennes, des vents violents, une déforestation mal maitrisée, et c’est Armageddon-Sur-Oil, un feu qui se nourrit de sa propre folie, à coups de pyro cumulonimbus, des nuages qui génèrent leurs propres éclairs et tonnerres. Armageddon-Sur-Oil : la catastrophe naturelle la plus gigantesque de l’histoire du Canada : 9 milliards de dollars (estimation de ce dimanche, à réviser dans quelques mois, et à la hausse, forcément). Une ville entièrement évacuée, l’armée déployée, des voitures abandonnées dans la fuite par dizaines, sur le terre-plein de l’Autoroute 63, comme celles que l’on voit dans notre film, mais pour d’autres raisons. Dans le film, par accident. Dans l’actualité, par manque de carburant. Depuis toujours, l’Autoroute 63 est surnommée l’Autoroute de la mort par les habitants de la ville.

Et durant tout ce temps, la propagande pétrolière qui continue :

Et le libéral Justin Trudeau, le si selfie-premier ministre, qui manque l’occasion d’être le chef d’Etat — que le Canada attend depuis le départ du conservateur pro-pétrole Stephen Harper — en haussant les épaules devant la vérité énoncée, dès le premier jour de l’incendie, par la chef du parti vert canadien, Elizabeth May, reliant le changement climatique au brasier de Fort McMurray.
Surtout, rassurer les marchés.
Et les (bonnes) consciences.

Aux dernières nouvelles, tous les protagonistes de Fort McMoney que j’ai pu joindre sont sains et saufs, hébergés le plus souvent vers Edmonton. Jim Rogers, lui, ignore si sa maison, et ses caravanes, qu’on aperçoit dans le film, sont toujours debout. Mais il va bien, fidèle à lui-même, avec dérision et lucidité, comme à la toute fin du film, où le vieux trappeur annonce Fort McMurray en ruines. »

David Dufresne, réalisateur du webdocumentaire « Fort McMoney » (Toxa, Arte, ONF, 2013) et du film « Fort McMoney : votez Jima Rogers » (Arte, 2015, rediffusé ce mardi 10 mai, à 0h25). Co-auteur de « Brut, la ruée vers l’or noir » avec Naomi Klein, Nancy Huston et Melina Massimo-Laboucan chez Lux editeur (avril 2015).

Ce billet a initialement été publié sur le blog de l’auteur.

Revue de presse sélective et collaborative sur le brasier à Fort McMurray sur SeenThis.

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Photo : © Philippe Brault