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Face à l’offensive réactionnaire : « L’histoire, ce n’est en aucun cas la contemplation béate d’un passé révolu »

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par Rachel Knaebel

Lors de chaque campagne électorale, le sujet revient dans le débat : l’histoire serait mal enseignée à l’école. Il faudrait revenir à un grand « récit national », avec ses rois, ses « grands hommes » et ses grands mythes, sous prétexte d’imposer aux élèves une certaine identité de la France. François Fillon déplorait fin août que l’enseignement actuel faisait « douter de notre histoire ». Nicolas Sarkozy vient d’asséner, lors d’un meeting, que « dès que l’on devient français, nos ancêtres sont gaulois ». Face à cette instrumentalisation, que peuvent les professeurs d’histoire pour éviter, devant leurs élèves, de devenir de vulgaires propagandistes ? Entretien avec Véronique Servat, professeur d’histoire-géo en collège.

Basta!  : Comme à chaque rentrée, des personnalités de droite s’en prennent à nouveau à l’enseignement de l’histoire ou caricaturent l’héritage historique. Comment réagissez-vous ?

Véronique Servat [1] : Ce discours a acquis une forte emprise dans l’espace public. Une partie du monde politique l’instrumentalise à des fins identitaires, à l’exemple de Sarkozy lors de sa campagne de 2007 puis, de nouveau, à l’occasion des primaires. Sa précédente campagne présidentielle était déjà centrée sur le thème de l’identité nationale. La création d’un ministère avec cet intitulé avait, à l’époque, poussé à la démission une partie de l’équipe d’historiens du nouveau musée de l’immigration qui s’apprêtait à ouvrir. Cela recommence aujourd’hui. Les questions identitaires sont sans arrêt remises sur le devant de la scène. Et pas seulement par Sarkozy : d’autres candidats à la primaire des Républicains comme François Fillon ou Bruno Lemaire, et de crypto-experts font la promotion du « récit national » [2].

Ces gens n’ont absolument aucune connaissance de ce que signifie enseigner l’histoire aujourd’hui. Il se calent sur leur propre expérience de cette matière qui date d’il y a quarante ou cinquante ans, lorsqu’ils étaient élèves. Chez eux, on retrouve ce vieux mythe du récit national, d’une histoire réconfortante et apaisante. Ce sont des personnes qui font de la notion d’identité leur fonds de commerce.

Ce dont ils parlent n’a rien à voir avec notre exercice professionnel, en tant qu’enseignant ou universitaire, ni avec le travail d’historien. La plupart d’entre eux ne savent pas qu’un professeur d’histoire fait réfléchir ses élèves à ce qu’est une source historique, ce qu’est un point de vue, comment on les confronte, comment on critique un document. L’histoire, c’est un questionnement, c’est une problématisation des sources et des points de vue. Ce n’est en aucun cas une contemplation béate d’un passé révolu. Ces intellectuels et ces hommes politiques sont totalement repliés sur le pré-carré hexagonal. Nous, dans nos classes, nous enseignons à l’échelle du monde. Ces gens-là nous disent qu’il faut former des citoyens. Or aujourd’hui, le citoyen vit dans l’espace européen, il vit dans l’espace mondial. Cette vision purement hexagonale de l’histoire n’a plus aucun sens.

À en croire ceux qui défendent un "grand récit" de l’histoire de France et une interprétation "positive" de certaines périodes sombres, comme la colonisation ou même le régime de Vichy, leur vision constituerait la seule alternative à l’enseignement d’une histoire qui serait "négative" voir "anti-française”, parce qu’elle se pencherait sur la question de l’esclavage et de la traite, ou des crimes coloniaux. Comment sortir de ce manichéisme ?

Des questions comme la colonisation, le génocide des juifs d’Europe sont souvent instrumentalisées. Mais nous savons comment les traiter dans nos classes, même si ce n’est pas toujours facile. L’historiographie se renouvelle sur ces sujets. Nous n’en parlons pas en fonction de finalités identitaires ou religieuses, nous en parlons en historiens.

L’histoire de la colonisation est effectivement plus difficile à enseigner. D’abord parce que les programmes sont très mal écrits. Un élève commence à découvrir la naissance des empires coloniaux en classe de 5e. En 4e, on étudie la colonisation de pays d’Afrique par la France, puis ensuite vient la Seconde Guerre mondiale et la décolonisation. Le processus de colonisation est enseigné dans le cadre de l’histoire de la IIIe République. Cela nous met face à une contradiction car on nous demande d’ancrer l’histoire de cette même IIIe République dans un récit républicain positif. Or, dans ce beau bilan, la colonisation arrive évidemment comme un cheveu sur la soupe. Cela demande beaucoup de savoir-faire d’aborder ce paradoxe, tout en étudiant la colonisation dans toute sa complexité, sans pousser les élèves dans la seule déploration.

C’est un peu la même chose quand vous enseignez le génocide des juifs d’Europe. Nous ne passons plus aujourd’hui par les aspects émotionnels. Nous étudions les causes, les modes opératoires, en évitant la contemplation éplorée. Les musées ont d’ailleurs produit des choses très intéressantes dans ces domaines pour les publics scolaires, comme l’anneau de la mémoire, sur le sanctuaire de Notre-dame-de-Lorette (près d’Arras, ndlr), à l’occasion du centenaire de la Première Guerre mondiale. C’est un gigantesque anneau où sont inscrits tous les noms des soldats morts dans la région pendant la Grande Guerre, sans distinction de nationalité, et par ordre alphabétique [3]. Les premiers noms qui arrivent sont les Abdel… Il faut voir l’effet sur les élèves ! C’est émouvant mais pas seulement. Cela change complètement la perspective, parce qu’on ne voit plus ces combattants en tant qu’ennemis, dominants ou dominés. Une égalité se crée.

Les programme d’histoire ont-ils changé dans le sens d’une plus grande ouverture sur le monde ?

Cela dépend. Lors des dernières réécritures des programmes, de nouvelles thématiques ont été intégrées, comme l’esclavage, qui est une question mondialisée. La thématique relative à l’histoire de l’immigration sur le long vingtième siècle avait également été introduite, mais est finalement passée à l’as. Dans la dernière élaboration des programmes, on a clairement constaté une volonté d’ouverture, de décentrage, dans une tentative de rompre avec cet éternel eurocentrisme voire franco-centrisme qui irrigue traditionnellement les programmes d’histoire.

Les travaux d’historiens comme Patrick Boucheron ou Romain Bertrand ont beaucoup décloisonné les choses [4]. Ils proposent une approche de l’histoire qu’on dit connectée ou à parts égales. Par exemple, Romain Bertrand, dans ses travaux sur la colonisation de l’Indonésie, a utilisé des sources européennes et indonésiennes à parts égales. Dans le premier jet des nouveaux programmes, cela s’est traduit par exemple par une question qui s’intitulait « Le monde au XVe siècle », autour d’un moment de l’histoire où le monde devient multipolaire, où des échanges fructueux entre aires culturelles différentes s’intensifient, où l’Europe n’est pas le centre du monde, mais côtoie les grands empires asiatiques ou l’Amérique coloniale. Mais j’observe aussi des reculs : une partie de ce thème a été réécrite et reformulée sous le titre « L’Europe et les grandes découvertes ». Or, l’idée que l’Europe a découvert l’Amérique n’est plus du tout utilisée en histoire. Ce type de vieilles expressions atteste d’un regard encore rétrograde.

Et la conquête des droits sociaux, l’histoire des femmes, y a-t-il aussi une place dans les programmes pour traiter de ces questions-là ?

C’est la grande bataille. L’emprise systématique des réactionnaires sur les programmes se traduit par une prédominance de l’enseignement de l’histoire politique. Ensuite, les deux sous-thématiques les plus importantes sont l’enseignement du fait religieux et les questions patrimoniales, comme le temps des cathédrales. C’est extrêmement figé, avec des enjeux civiques et identitaires qui y sont accolés. Cela empêche de parler d’histoire sociale et d’histoire économique, qui sont très marginalisées. Cela interdit aussi de faire apparaître des acteurs de l’histoire qui peuvent être des anonymes, comme les ouvriers du XIXe siècle, le peuple, les femmes…

Pour faire apparaître ces questions, nous devons insister auprès des instances politiques et avec l’inspection. Nous leur disons que parler d’histoire des femmes aujourd’hui dans nos classes, c’est important. Sinon, après, vous vous retrouvez avec des élèves, ou même des adultes, qui vous expliquent que les femmes ont commencé à travailler en 1914, ce qui est n’importe quoi. Dans n’importe quel document d’histoire médiévale, on voit bien que les femmes travaillent. Se concentrer sur l’histoire politique et sur les « grands-hommes » au détriment du reste ancre les stéréotypes contre lesquels l’école prétend lutter par ailleurs.

Cela ne ferait pourtant pas de mal aux garçons d’en apprendre davantage sur l’histoire des femmes, ni aux Européens d’en savoir plus sur l’histoire extra-européenne. Une question d’histoire de l’Afrique au Moyen Âge avait été initialement introduite dans les nouveaux programmes de collège, avant d’être supprimée sous l’effet d’une pression réactionnaire. C’est vraiment dommage : quand vous avez enchaîné l’histoire de la ville au Moyen Âge, de l’église au Moyen Âge, du pouvoir au Moyen Âge, des campagnes au Moyen Âge, le tout en Europe occidentale, aller voir ce qui se passe du côté des civilisations africaines et des échanges entre elles, c’est une grande bouffée d’air pur pour les élèves.

L’idée circule encore que l’on met l’histoire de l’immigration ou de l’Afrique dans nos programmes parce qu’on a des immigrés ou des enfants d’immigrés dans nos classes. C’est faux ! Il faut enseigner l’histoire de l’Afrique et de l’immigration parce que cela a un intérêt en soi pour comprendre le monde dans lequel nous vivons. C’est salutaire de décentrer les regards. Pour développer la relation de solidarité et d’égalité chez les élèves, c’est bien de ne pas se contenter d’un regard surplombant sur l’histoire des autres.

Craignez-vous un tour de vis réactionnaire encore pire sur l’enseignement de l’histoire après les prochaines élections ?

Au vu du paysage politique et de l’offensive que nous vivons actuellement, il est vraisemblable que les programmes d’histoire en fassent encore une fois les frais. Mais refaire des programmes tous les deux ans, cela n’a ni queue ni tête. Notre enseignement subit à la fois le poids des finalités politiques et identitaires, des finalités civiques. Le pouvoir pense que nous fabriquons des citoyens en trois heures en enseignant les Lumières ! Tout cela en plus des nécessités de l’évaluation. Après, entre la prise de décision politique et ce qui se fait dans les classes, il y a toujours une marge de manœuvre. Les enseignants sont experts de la discipline. Quand les politiques cèdent à la réaction, nous, dans nos classes, nous trouvons le chemin qui permet de réintroduire du social et de l’histoire par le bas. Une fois la porte de la classe fermée, il y a toujours moyen de faire non pas un « roman national de gauche », ou quoi que ce soit de la sorte, mais quelque chose qui a du sens. Faire de l’histoire et enseigner l’histoire, ce n’est pas réciter une leçon.

Propos recueillis par Rachel Knaebel

Photo : statue de Vercingétorix à Alise-Sainte-Reine / CC Gautier Poupeau

Notes

[1Véronique Servat est enseignante d’histoire en collège, membre du collectif Aggiornamento histoire-géo et du Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire (CVUH), collectif de professeurs d’histoire et d’historiens né en réaction au vote de la loi du 23 février 2005 dont l’article 4 insistait sur les « effets positifs de la colonisation » et en prescrivait l’enseignement.

[2Déclarations de François Fillon lors d’un meeting le 28 août.

[3Voir ici.

[4Voir Pour une historie-monde, Patrick Boucheron, Nicolas Delalande PUF, 2013, et Histoire à parts égales. Récits d’une rencontre Orient-Occident (XVIe-XVIIe siècles), Romain Bertrand, Seuil, 2011.