Berlin

Des habitants en lutte contre la privatisation des logements sociaux

Berlin

par Rachel Knaebel

Des habitants de logements sociaux campent depuis plus de cinq mois sur une place centrale de Berlin. Ils refusent les hausses de loyers intenables que leur bailleur veut leur faire payer. Et dénoncent la privatisation des logements sociaux, qui risque de pousser en périphérie les classes populaires de ces anciens quartiers ouvriers. Reportage.

Le camp a commencé avec une cabane, bricolée avec des palettes de bois et quelques tables. D’où son nom, Gecekondu, « maison construite dans la nuit » en turc. Une grande tente, deux parasols et un container meublé, avec éclairage et chauffage d’appoint, ont surgi à côté, sur cette grande place berlinoise, Kottbusser Tor. Ce hameau temporaire est l’œuvre de locataires en lutte. Les habitants des logements sociaux construits dans cet ancien quartier ouvrier, dans le quartier de Kreuzberg, s’opposent depuis 2011 aux hausses démesurées de leurs loyers et charges. En mai, ils ont décidé d’occuper un bout de la place très passante, entre les bars et les restaurants.

« Une femme a lancé une pétition dans un des immeubles contre les hausses de loyers, raconte Matti, jeune locataire et activiste du mouvement, appelé Kotti & Co en référence au nom de la place. Puis, on a commencé à se réunir une fois par semaine dans un café. Avec la naissance du mouvement Occupy, nous avons décidé d’installer ce camp, mais en marge d’Occupy parce que de nombreux locataires ne se seraient pas reconnus dans cette logique. » Depuis mai, les locataires de Kotti sont là jour et nuit, 24 heures sur 24. Ils manifestent toutes les deux à trois semaines dans les rues du quartier, au son des casseroles. « Nous sommes une centaine à participer au camp, et beaucoup plus pour les manifestations », indique Hatice, l’une des locataires contestataires.

Subventions supprimées, bailleur privatisé

Un millier de logements sociaux entourent la place berlinoise de Kottbusser Tor. Construits avant la réunification de l’Allemagne par des bailleurs privés, soutenus par la puissance publique, ils ont bénéficié de subventions de la ville pendant des décennies pour maintenir les loyers à un niveau bas. En 2003, Berlin a décidé de supprimer ses subventions pour 28 000 des 160 000 logements sociaux de la ville. Avec la fin des aides publiques, les bailleurs peuvent augmenter les loyers comme bon leur semble, jusqu’au « prix coûtant » incluant le remboursement de l’investissement de construction. « Mais ces logements ont été construits dans les années 70. L’investissement est amorti depuis longtemps », explique Matti. Le problème, c’est que les anciens bailleurs sociaux de Berlin ont bien changé : l’une des sociétés propriétaires des logements sociaux, GSW, a été privatisée en 2004. Et a fait son entrée en bourse en 2010.

Cette politique aboutit à des situations intenables pour nombre de locataires sociaux. Dans plus de 40% des 160 000 logements sociaux de Berlin, les loyers sont supérieurs à ceux du parc privé ! Sur la place de Kottbusser Tor, des locataires ont vu leur loyer augmenter de 300 euros en trois ans. « Les loyers sont passés de 4 euros/m2 à 7 euros/m2 », rapporte Hatice. C’est bien plus que le loyer moyen berlinois, à 5,21 euros/m2 (sans charge) en 2011 [1]. « On nous demande des rattrapages de charges de 1.000 euros en fin d’année ! » Selon les activistes, le loyer représente aujourd’hui 40 à 50% des revenus pour la moitié des familles habitant les logements sociaux de la place. Si elles ne peuvent plus payer ces augmentations, elles savent ce qui les attend : elles devront quitter le quartier et trouver un appartement en périphérie de Berlin. Impensable pour Hatice : « Nous vivons ici depuis 30 ou 40 ans. Nous voulons rester ! »

Poussés vers la périphérie

La majorité de familles locataires de la place sont d’origine turque. Quand elles sont arrivées à Berlin, dans les années 60 et 70, le quartier de Kreuzberg, alors situé en périphérie de Berlin-Ouest, à quelques centaines de mètres du mur, accueillait les nouveaux travailleurs migrants. C’est là qu’ont atterri les familles d’Hatice, Nazan, Mutheb, Gunay et Nazif, quand elles sont arrivées de Turquie. Les quatre femmes et l’homme bavardent dans le container aménagé. Ils servent thé et café en échange de dons, aux militants qui passent, aux curieux, aux locataires des environs. Comme cette femme en béquille, qui habite à quelques rues et vient demander la date de la prochaine manifestation : « Je crains que la hausse arrive dans mon immeuble. Et je ne veux pas déménager », explique-t-elle. Elle y sera pourtant contrainte si son loyer augmente au dessus du seuil pris en charge par l’agence pour l’emploi pour les chômeurs de longue durée (394 euros pour une personne seule).

Depuis cinq mois, le camp de Kotti & Co est devenu un lieu de rendez-vous et de rencontres pour les habitants du quartier. Les grands-mères y retrouvent leurs petits-fils, des retraités y croisent des apprentis et des étudiants, des chômeurs des aides-soignants, des designers, infirmiers, ingénieurs, ouvriers, vendeurs… On y parle allemand, turc et même anglais, pour renseigner les touristes, nombreux dans le quartier, sur la situation du logement dans la capitale.

La municipalité justifie les hausses de loyers

« Quand on essaie de mettre en place des initiatives par le haut pour que les différentes populations du quartier se rencontrent, ça ne marche pas. Ici, c’est un mouvement qui part du bas et ça marche tout seul », constate avec joie Taina Gärtner. L’élue verte au conseil du quartier colle des affiches sur les murs du container. Comme le maire (vert) de l’arrondissement de Kreuzberg, elle soutient le mouvement des locataires de Kottbusser Tor. Ce n’est pas le cas de la mairie de Berlin, dirigée par le Parti social-démocrate (SPD), qui n’a pas bougé d’un pouce pour l’instant. Le responsable de l’urbanisme a bien répondu à un courrier des locataires, mais pour justifier, sur cinq pages, les hausses de loyers.

« Le bailleur dit que c’est à la municipalité de faire quelque chose et la municipalité dit que c’est au bailleur », regrette Hatice. « Nous avons tenté d’alerter la mairie sur le problème, sans succès, indique aussi Matti. Le bailleur GSW ne voulait pas nous écouter non plus, puis il nous a reçu. Il a fini par nous fournir les données sur lesquelles il se base pour calculer les augmentations de loyers et de charges. À partir de cela, nous pouvons vérifier si les hausses sont légitimes. Maintenant, nous avons des rendez-vous réguliers. » Le prochain concernera le montant des charges.

Pour un logement social public

La municipalité a pourtant fait quelques efforts, ces derniers mois, sur la question du logement. En septembre, elle a conclu une « alliance pour un logement accessible » avec cinq bailleurs sociaux détenus par l’État-région de Berlin. Le programme prévoit la construction et l’achat rapide de plus de 20 000 logements sociaux supplémentaires et une limitation des hausses de loyer, pour que celui-ci ne dépasse pas 30% des revenus des locataires. Mais les logements de Kottbusser Tor appartiennent à un bailleur privatisé il y a huit ans. Ils ne seront pas concernés par ces mesures. Les activistes de Kotti maintiennent donc leur revendications : une baisse immédiate des loyers et la mise en place d’un plafonnement provisoire. A terme, ils appellent à « recommunaliser » le logement social de la capitale allemande.

Leur démarche a le soutien de partis d’opposition de Berlin (Verts, gauche radicale et Pirates), qui les ont reçu en septembre. Une cinquantaine de sociologues, architectes, urbanistes et artistes ont aussi exprimé leur appui. Le 13 novembre, les locataires organisent, dans les locaux de l’assemblée de Berlin, une conférence sur le logement social dans la capitale allemande. « Nous voulons un rendez-vous avec la mairie avant cette date », souligne Matti. Le groupe de locataires est allé frapper directement aux portes des bureaux de la mairie, espérant être enfin entendu.

Rachel Knaebel

Photo : Source

Notes

[1D’après les chiffres du « miroir des loyers », l’analyse, publiée chaque année par la municipalité, des différents loyers pratiqués selon la situation des logements, leurs taille, le niveau d’équipement et la date de construction.