Europe

Des dizaines de milliers de réfugiés errent, dans l’hiver glacial, sur la « route des Balkans »

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par Jean-Arnault Dérens, Laurent Geslin, Simon Rico

Pendant qu’aux Etats-Unis, Donald Trump subit l’opprobre international après avoir fermé les frontières aux ressortissants de sept pays du Moyen-Orient et d’Afrique, aux frontières de l’Europe, des dizaines de milliers de réfugiés errent toujours le long de la « route des Balkans », de la Grèce à la Croatie. Certains continuent à arriver de Turquie, d’autres sont renvoyés d’Autriche ou brutalisés par des milices xénophobes en Hongrie ou Bulgarie. Beaucoup tournent en rond depuis des mois, d’une frontière fermée à l’autre. Basta! fait le point sur les obstacles rencontrés par les exilés, mais aussi sur les solidarités qui continuent à s’exprimer. Alors que la Turquie s’apprête à libérer un nouveau flot d’exilés.

Le soir de la Saint-Sylvestre, de véritables scènes de ratonnade ont éclaté dans la banlieue de Zagreb, en Croatie. Des réfugiés sont agressés par des hommes masqués dans les autobus qui les ramènent du centre de la capitale croate vers un hôtel d’une banlieue éloignée, transformé depuis près d’un an en Centre d’accueil et d’hébergement. Ces violences sont commises sous les yeux de la police, qui n’aurait pas réagi. Pire, selon le témoignage des réfugiés, les policiers auraient refusé de conduire certains blessés aux urgences. Les victimes venaient d’Irak, d’Afghanistan ou du Pakistan. La plupart avaient été expulsés d’Autriche.

Ces expulsions ont commencé dès l’été 2016, expliquent les volontaire du Centre des études de paix de Zagreb : l’Allemagne et l’Autriche se réfèrent à la Convention de Dublin III, qui prévoit que les demandeurs d’asile doivent déposer leur demande dans le premier pays de l’Union européenne (UE) où ils posent le pied. La Grèce, porte d’entrée obligée de dizaines de milliers de réfugiés, est exemptée de cette règle depuis cinq ans, mais pas la Croatie, qui a rejoint l’UE en 2013, sans être toutefois membre de l’Espace Schengen. Il est impossible de trouver des chiffres fiables, mais ces « retours » constituent la hantise de tous les pays d’Europe du sud-est, membres ou non de l’UE, qui craignent de devenir une vaste « zone de rétention » entre la Turquie et les pays riches du nord et de l’ouest de l’Europe.

Nasser et deux de ses enfants dans le camp de Nea Kavala, dans le nord de la Grèce.

En Croatie et Slovénie, expulsion automatique

Une fois reconduits en Croatie, certains y demandent effectivement l’asile. Nombreux sont ceux qui tentent de reprendre leur voyage, en s’en remettant aux réseaux de passeurs : de nouvelles routes apparaissent sans cesse, entre l’Istrie – péninsule croate au nord du pays, et la région de Trieste, en Italie, à quelques kilomètres. Alors que les frontières de la Hongrie sont toujours hermétiquement closes, la Slovénie parle d’étendre le grillage qu’elle avait commencé à ériger, à l’automne 2015, sur les frontières qu’elle partage avec la Croatie. Le Parlement slovène s’apprête à adopter une nouvelle loi sur les étrangers, qui permettra l’expulsion automatique de réfugiés sans le moindre examen de leur dossier, à partir du moment où ils seront entrés illégalement sur le territoire slovène, y comptis à partir d’un autre pays de l’UE. La ministre de l’Intérieur du petit pays, Vesna Györkös Žnidar, justifie la loi en expliquant : « Nous faisons face à une augmentation de 100% des migrations illégales, de 500% du nombre de demandes d’asile. » Début janvier, seuls 315 demandeurs d’asile étaient pourtant enregistrés en Slovénie.

Craignant de devenir un cul-de-sac si les frontières de la Slovénie et de la Hongrie restent fermées, la Croatie s’affranchit désormais des règles internationales du droit d’asile. Selon un rapport récent du Jesuit Refugee Service, Zagreb procède déjà à des expulsions hors de tout cadre légal vers la Serbie.

En Serbie, situation tragique avec l’arrivée des grands froids

À Belgrade, en Serbie, ils sont plusieurs milliers à survivre dans des conditions dramatiques, principalement des hommes et des mineurs, dans les anciens entrepôts de la compagnie des chemins de fer promis à une destruction prochaine. Le gouvernement serbe souhaite construire à cet endroit un luxueux complexe immobilier, Belgrade Waterfront, financé par les Émirats arabes unis, et décourage les volontaires qui distribuent des couvertures ou de la nourriture chaude. Le Commissaire serbe aux réfugiés et à la migration a prévenu : « L’aide aux migrants doit cesser. »

Pour Médecins sans frontières (MSF), la situation était déjà hors de contrôle depuis l’automne. Elle est devenue tragique avec l’arrivée des grands froids, début janvier, et des températures frisant chaque nuit la barre des -20°C. Les réfugiés, qui ne peuvent allumer que des petits feux de camp pour tenter de se réchauffer, sont massivement frappés par la grippe, épidémique dans tout le pays. « Le gouvernement n’a prévu aucune solution tenable pour l’hiver », s’indigne le coordinateur régional de l’ONG, Stéphane Moissaing. « Il est incapable de faire face à l’urgence humanitaire. »

Milices violentes aux frontières de la Hongrie

La Serbie compte actuellement environ 7 300 réfugiés, dont 6 000 dans des camps. Mais d’après les observateurs, les treize centres d’accueil du pays sont tous surpeuplés, et au moins 2 000 personnes vivent « dans la nature », principalement à Belgrade et à Subotica (Nord de la Serbie). Là aussi, les réfugiés squattent des bâtisses abandonnées, dans des conditions de survie extrêmement précaires.

Avec les grands froids, toutes les tentatives de passage clandestin vers la Hongrie sont momentanément suspendues. Depuis la fermeture de la frontière, il y a un an, ils ont pourtant été nombreux à tenter l’aventure, malgré la brutalité de la répression. Les rapports des ONG font état de refoulements violents de la police de Budapest et des milices qui patrouillent derrière les barbelés. Coupures, morsures de chiens, usage de bombes lacrymogènes ou de pistolets à impulsion électrique, confiscation ou destruction des téléphones portables, les photos des violences circulent sur les réseaux sociaux sans pour autant décourager ceux qui campent dans les usines désaffectées de la capitale serbe. La seule voie légale pour entrer dans l’UE est celle des deux « zones de transit » de Röszke et de Kelebija, en Hongrie, où 30 personnes sont théoriquement autorisées chaque jour à passer, priorité étant donnée aux familles.

3000 euros du nord de la Grèce jusqu’à Belgrade

On évoque depuis dix-huit mois l’ouverture d’une nouvelle route qui, depuis la Grèce, remonterait vers l’Albanie, puis le Monténégro et la Croatie. Pour l’instant, les chiffres demeurent très faibles, mais depuis l’automne, la police de Podgorica, au Monténégro, arrête de plus en plus de réfugiés en provenance du sud. Le 31 décembre, non loin de là, deux familles syriennes ont été interpellées à Ulcinj, juste après avoir traversé le delta de la Bojana, qui fait frontière avec l’Albanie. Cette route pourrait attirer certains réfugiés bloqués en Grèce, préférant gagner la côte pour essayer d’éviter les températures glaciales de l’hiver dans les Balkans intérieurs. Depuis des années, le Monténégro fait office de route alternative, dès que le mercure chute.

Malgré les rigueurs du climat, la route principale traverse donc toujours la Macédoine, le long des 200 km d’autoroute qui séparent les frontières méridionales et septentrionales du petit pays. Le voyage coûte cher, 3 000 euros en moyenne du nord de la Grèce jusqu’à Belgrade, une somme qui ne garantit pas d’éviter les embuches et les mauvais coups. En 2015, un vaste réseau de preneurs d’otages avait été démantelé dans les villages de Lojane et Vaksince, coincés dans la montagne à quelques centaines de mètres de la Serbie. Les réfugiés qui tombaient entre leurs griffes devaient payer de lourdes rançons pour retrouver la liberté. Depuis, le trafic se fait moins visible mais chaque nuit, ils sont encore nombreux à s’enfoncer dans les forêts pour tenter de déjouer la vigilance des gardes-frontières déployés par Belgrade.

« Les réfugiés font partie du paysage »

Depuis le balcon de sa maison, située à Veles, une ville industrielle du centre de la Macédoine, Lence Zdravkin observe depuis cinq ans maintenant ceux qui marchent le long des voies ferrées. Inlassablement, elle collecte de l’aide humanitaire dans le voisinage, des médicaments et de la nourriture. « Depuis quelques mois, je vois aussi beaucoup de groupes qui font le trajet dans le sens inverse, qui descendent vers le sud », explique-t-elle. La militante constate peu à peu l’épuisement du formidable mouvement de soutien qui s’était amorcé au sein de la société macédonienne, au tout début de la crise. « Les gens sont fatigués, et ont d’autres problèmes, comme celui de trouver de l’argent pour manger. Les réfugiés font partie du paysage, et il est de plus en plus dur de leur apporter un peu de soutien. »

Franc-tireuse, Lence n’appartient à aucune organisation, même si elle collabore avec toutes les structures humanitaires qui affluent dès que la situation en Macédoine refait la une des médias mondiaux. Le reste du temps, elle agit seule, car les réfugiés continuent de passer, jour après jour. En ce moment, Lence tente de refaire ses stocks de vêtements, car elle s’attend à une nouvelle vague massive, dès que la Turquie ouvrira les bondes. « Dans les prochaines semaines, assure-t-elle, pour faire monter la pression sur l’Union européenne ». À discuter avec ceux qui marchent le long de la voie ferrée, Lence sait tout de la géopolitique mondiale.

En Bulgarie, la chasse aux migrants

« Les étrangers, dehors ! » Rassemblée devant le camp d’Harmanli, tout près de la frontière avec la Turquie, la foule s’indigne de la présence de 3500 réfugiés dans cette ville de 10 000 âmes. Depuis des mois, les manifestations anti-réfugiés se multiplient en Bulgarie. L’eurodéputé Angel Djambazki en est l’un des meneurs. Le jeune élu du parti d’extrême-droite VMRO-Mouvement milite ardemment pour l’organisation d’un référendum européen « contre les étrangers ». « Ils ne sont pas les bienvenus, car ils sont différents de nous en termes culturels et religieux », avance-t-il. « Ces personnes ne veulent pas s’intégrer dans notre société, mais viennent ici pour nous changer. Nous le ne permettrons pas. » Pour lui, la solution est toute trouvée : « Il faut les renvoyer à l’endroit d’où ils viennent, ou bien chez Erdoğan », le président turc.

Le contrôle des frontières de la Bulgarie a été largement renforcé, surtout après le blocage du corridor humanitaire qui passait par les Balkans, avec le soutien de l’agence européenne Frontex. La ministre de l’Intérieur, Rumiana Bachvarova, veut même croire que Sofia « a réussi à empêcher l’ouverture d’une nouvelle route ». D’après les chiffres officiels, plus de 15 000 candidats à l’exil sont pourtant entrés sur le territoire bulgare en 2016. Environ la moitié sont maintenus dans les camps complètement saturés du pays. Les autres ont réussi à continuer leur route, malgré les patrouilles « citoyennes » qui multiplient les actions coup de poing depuis le printemps dernier, contre tous ceux qui tentent de franchir les frontières. Ces « chasseurs de migrants » ont d’ailleurs reçu le soutien du Premier ministre conservateur démissionnaire, Boïko Borissov.

Les forces de l’ordre n’hésitent pas non plus à utiliser la force. « Beaucoup de personnes nous racontent que la police lâche les chiens. Par ailleurs, il y a beaucoup de policiers qui tirent en l’air à balles réelles pour faire peur », détaille Juliette Laurent de l’ONG Refugee Help. L’an dernier, dix réfugiés ont été retrouvés morts en Bulgarie, dont un jeune Afghan abattu par la police. Cet hiver, le froid va, ici aussi, emporter son lot de victimes. On sait déjà qu’une femme somalienne a succombé à une tempête de neige, au début du mois de janvier.

La Grèce, zone de rétention à ciel ouvert

Selon les estimations du gouvernement, plus de 62 000 réfugiés seraient toujours bloqués en Grèce, même si la nasse se vide épisodiquement, au gré des passages illégaux vers le nord, et du programme de « relocalisation » mis en place par la Commission européenne fin septembre 2015. Face à l’affluence, les procédures avancent lentement : moins de 7000 personnes ont pu être accueillies dans des pays tiers de l’UE et dans les camps érigés à travers le pays.

Des îles proches des côtes turques aux frontières albanaise et macédonienne, l’hiver est arrivé plus vite que les dossiers d’enregistrement n’ont été traités. « Tous les service sont débordés », glisse un militaire qui garde l’entrée du camp de Nea Kavala, planté à proximité de la ville de Kilkis, au milieu de la plaine qui mène aux contreforts des montagnes de Macédoine. Les 800 Syriens qui vivent ici, dans les préfabriqués installés à l’automne par les autorités grecques, peuvent se considérer comme « chanceux » : ils dorment au chaud, avec des distributions de nourriture deux fois par jour.

Ailleurs, dans les autres camps ouverts au moment de la fermeture de la « route des Balkans » pour désengorger la zone d’Idomeni, seules les toiles des tentes protègent de la pluie, de la neige et des rafales du vent glacial. Partout, la colère ne cesse de monter. Ces derniers jours, lee Haut commissariat aux réfugiés de l’Onu (HCR) a appelé le gouvernement grec à accélérer le déplacement sur le continent des centaines de réfugiés toujours coincés sur les îles de la mer Égée, à Samos, Chios ou Lesbos, elles aussi recouvertes, de manière tout à fait exceptionnelle, par la neige. Malgré les distributions de sacs de couchage, de couvertures et de vêtements chauds, on déplore déjà plusieurs décès.

« Ma fille de trois ans n’a pratiquement connu que les camps »

À Kilkis, l’ONG Omnes a pu mettre 146 personnes à l’abri. Cela fait plusieurs années que ces volontaires viennent en aide aux réfugiés. « Au début, il y en avait un par semaine, puis ça a été un par jour, puis dix, cent, et finalement plusieurs milliers », raconte Stefanos Kamperis, le coordinateur d’Omnes. Ce trentenaire, ingénieur de formation, a rassemblé une équipe d’une vingtaine de personnes pour monter « The Housing project », une initiative soutenue par le HCR qui vise à terme à reloger 1200 réfugiés. « Notre objectif est double : offrir un logement décent à ces malheureux et booster l’économie locale », poursuit Stefanos Kamperis. Dans l’appartement tout neuf où il loge avec sa femme et ses trois enfants, Nasser a encore du mal à réaliser que c’est sous un toit qu’il va passer les prochains mois, le temps que prendra le traitement de sa demande de relocalisation. « Ma fille de trois ans n’a pratiquement connu que les camps, en Turquie puis en Grèce. Elle me demande souvent si nous allons devoir retourner vivre dans une tente. »

Stefanos Kamperis devant les plans des appartements occupés par des réfugiés.

Les militants d’Omnes rassurent et accompagnent les familles prises en charge dans leurs formalités administratives. Dans le nord de la Grèce, on sait ce qu’être exilé veut dire. La plupart des habitants sont des descendants de réfugiés, d’hommes et de femmes arrivés au moment des échanges de population entre la Grèce et la Turquie. Il y a un siècle, plus d’un million de Chrétiens orthodoxes furent en effet chassés d’Anatolie tandis que 500 000 musulmans faisaient le chemin inverse. Sur un mur de Kilkis, un graffiti résume l’état d’esprit qui prévaut dans cette région pauvre, durement frappée par la crise : « Nos grands-parents étaient des réfugiés, nos parents des migrants économiques. Comment pourrions-nous aujourd’hui être racistes ? » Pourtant, ici aussi, nul ne sait comment le gouvernement et les ONG pourront gérer la nouvelle « grande vague » de réfugiés, que tout le monde attend, lorsque la Turquie décidera de mettre la pression sur l’Union européenne.

Jean-Arnault Dérens, Laurent Geslin et Simon Rico / Le Courrier des Balkans

Photos : © Laurent Geslin
Photo de une : Distribution de nourriture dans le camp de Nea Kavala, dans le nord de la Grèce.