Emploi

Derrière les paquebots de luxe construits à Saint-Nazaire, une « génération intérim » très précaire

Emploi

par Benoît Collet

De nombreux travailleurs des chantiers navals de Saint-Nazaire, malgré des carnets de commande remplis, n’ont d’autre horizon que le travail temporaire. Une armée d’intérimaires assure une flexibilité maximale du travail, tout en diluant les responsabilités en cas d’accident.

À Penhoët, le terre plein qui borde les chantiers navals de Saint-Nazaire, les agences d’intérim ont remplacé les restaurants à 12 euros le menu. À midi, dans la brume qui enveloppe le paquebot en construction, les ouvriers sortent par grappe, certains en vélo, avec encore leur casque sur la tête. Impossible de distinguer les ouvriers titulaires des intérimaires des chantiers. « En gros, les intérimaires comme nous, on est à la construction, chez les sous-traitants. Les embauchés STX, ce sont surtout des contrôleurs qui viennent vérifier si le boulot est bien fait, nous donnent des consignes sur les modifications à faire », explique Emmanuel, un jeune électricien qui travaille à l’intérieur du Celebrity edge, le paquebot de 300 mètres en cours de construction dans le bassin d’armement de Penhoët. Il installe des LED pour le compte d’un sous-traitant, enchaînant les contrats au mois. « Je gagne plus que si j’étais en CDI, grâce à la prime de précarité », dit-il, installé dans sa voiture, pour la pause déjeuner.

Pour beaucoup d’intérimaires, le CDI n’est plus nécessairement considéré comme étant le statut qui leur apporte le plus d’avantages, dans un système de sous-traitance en cascade où les entreprises externalisent leur recrutement aux agences d’intérim. « Avec la sous-traitance, on n’a pas un seul employeur sur les chantiers, mais plus de 200, pointe Alain Georget, de la CGT Navale. Cela va de pair avec une précarisation croissante des statuts. Alors qu’on est dans une situation de pleine charge, avec des perspectives de production jusqu’en 2026, l’intérim reste stable. Il n’est pourtant censé être utilisé qu’en cas d’accroissement temporaire d’activité. »

Les carnets de commande sont pourtant pleins

Depuis 2006, le travail ne manque pas sur les chantiers de l’Atlantique. En mars dernier, le plus gros paquebot du monde, le Symphony of the seas, a été livré à l’armateur américain RCCL, acclamé par la presse se félicitant des millions d’heures de travail créées. Comme beaucoup d’autres intérimaires, Éric, Lorientais de 46 ans, a débarqué à Saint-Nazaire il y a huit mois, attiré par la reprise économique de l’industrie navale. Charpentier sur fer, expérimenté, employé ici en intérim chez STX, il se repose dans sa caravane, garée non loin de la voiture d’Emmanuel, l’électricien du Celebrity edge.

Au rythme des commandes de navires, Éric écume les chantiers bretons, de Brest à Saint-Nazaire, en passant par Concarneau. Éric a commencé à travailler à 16 ans. Depuis, il soude les panneaux de fer et prépare la coque de ces monstres marins. « Si je dors dans mon camping-car, c’est pour empocher les primes de déplacement. Il faut bien que je paie ma maison. Mais je commence à saturer à force d’être loin de ma famille, de ne pas voir mes petits-enfants. Je vais arrêter, bientôt. » Le jeune grand-père fume une cigarette roulée tenue dans une main tannée par le travail du fer. Il ne lui reste que quelques mois à faire sur son contrat qui en compte dix-huit. Au rythme des trois-huit, avant de quitter son poste et de laisser sa place de camping-car à de nouveaux intérimaires de passage.

D’autres se logent au foyer des jeunes travailleurs, aux abords du centre-ville. Venus des quatre coins de la France, certains « entendent dire qu’il y a du boulot à Saint-Nazaire. Alors ils essaient de s’y fixer, explique Julie Brechet, une responsable du foyer. Mais ici, l’économie est cyclique, alors les intérimaires sont les premiers à sauter quand l’activité ralentit. » À l’heure du dîner, dans le brouhaha de la salle commune, elle part faire une partie de baby-foot avec trois jeunes, avant de poursuivre : « Beaucoup ont signé des contrats d’un mois ou deux avec une promesse d’embauche, qui au final ne se concrétise pas. Cela complique la recherche de logements, ou encore les demandes d’aides. »

« Je ne suis pas sûr que la direction ait envie de recruter des titulaires »

Devant le paquebot en construction Celebrity Edge, où une armée d’ouvriers de toute l’Europe s’active à monter les cabines et préparer les dernières finitions des luxueuses parties communes, une banderole annonce : « STX recrute 200 ouvriers, techniciens et ingénieurs. » S’agit-il de CDI ? Malgré 200 embauches en 2017 chez STX, l’intérim persiste sur les chantiers : 530 missions d’intérim peuvent y être recensées en 2017, selon les chiffres de Pôle Emploi. Auxquelles il faut ajouter une bonne partie d’autres secteurs d’activités : 1779 missions dans la chaudronnerie et la tuyauterie d’une durée moyenne de 23 jours, 1371 dans le montage de pièces métalliques, 715 dans l’installation électrique... « Il y a tellement de constructions en cours chez STX et les sous-traitants que je pourrais avoir du boulot pendant un an, juge David, un électricien en intérim chez un sous-traitant de STX. Malgré tout, je ne suis pas sûr que la direction ait vraiment envie de recruter des titulaires électriciens. »

En début d’année, David a travaillé sur la fabrication d’une sous-station électrique, une sorte d’accumulateur aquatique géant pour les éoliennes off-shore, commandé aux chantiers par une entreprise belge. L’énorme cube de métal a depuis quitté le bassin de STX pour la mer du Nord, et David est reparti sans CDI. « On peut comprendre le besoin de flexibilité, concède Christophe Morel, élu CFDT au conseil d’entreprise de STX. Mais sur les 450 intérimaires de l’entreprise, 200 sont à la fabrication des cabines : c’est de la production en série, et la direction devrait au moins en embaucher une partie. Après, il est vrai que certains intérimaires refusent les CDI, les salaires à l’embauche étant faibles au regard des avantages financiers de l’intérim, comme la prime de précarité ou les congés payés touchés tous les mois... »

Des agences d’intérim à chaque coin de rue

Chez les recruteurs des agences d’intérim, la difficulté à trouver des ouvriers qualifiés revient dans toutes les bouches. Ce qui confirme qu’il y a du travail : « STX c’est plein pot, l’éolien c’est plein pot, toutes les activités repartent en même temps. On a beaucoup de mal à trouver des travailleurs avec les compétences recherchées », explique Vincent Noblet, directeur de l’agence Synergie de Montoir-de-Bretagne, dans la périphérie de Saint-Nazaire, mi-emballé mi-embarrassé par cet accroissement brutal et presque inespéré d’activité. Les agences d’intérim, qui sont légion dans le centre-ville et aux abords des chantiers, tournent à plein régime. Il y en aurait une quarantaine à Saint-Nazaire, selon Vincent Noblet. Sur leurs vitrines se multiplient les annonces : soudeur, calorifugeur, électricien, tireur de câble, menuisier...

Pour faire face à la concurrence et rentrer dans leurs coûts, ces agences peuvent être tentées de rogner sur les équipements comme les casques, les chaussures de protection, ou encore sur les formations à la sécurité. « Chaque jour, je fais entre 8 et 15 km sur le bateau, avec les chaussures à 40 euros que m’a fournies la boîte. C’est infaisable, elles font trop mal aux pieds. J’ai dû investir dans une paire à 100 euros », se plaint Emmanuel, du bout des lèvres. « C’est dangereux de faire des économies avec les EPI (équipements de protection et de sécurité, ndlr) », affirme pourtant Vincent Noblet, qui jure que la sécurité au travail est de plus en plus prise en compte par les agences d’intérim.

Il assure qu’une personne de son agence est chargée à temps plein d’évaluer les dangers des postes de travail. Une mission compliquée quand on sait que les travailleurs ne sont pas égaux face aux accidents du travail : les intérimaires y sont particulièrement exposés, n’étant pas forcément familiarisés avec leur environnement professionnel, pas toujours bien équipés et pas nécessairement bien formés (lire notre enquête à ce sujet). « Récemment, Adecco a mis un collègue sur un poste d’électricien alors qu’il n’a pas la formation pour. Je ne dis pas que c’est volontaire de la part de l’agence, mais ils n’ont pas vérifié ses diplômes. Il a juste suivi la formation sécurité de deux jours, raconte David. Les boîtes, elles ont tout intérêt à faciliter l’obtention du diplôme de sécurité. »

Jeunes ouvriers, la « génération intérim »

Externaliser le recrutement permet aux entreprises des chantiers de transférer aux agences d’emploi une bonne partie de l’indemnisation des accidents du travail, « et à la direction de se féliciter d’avoir un faible taux d’accidentés parmi ses salariés », complète Alain Georget. Si un intérimaire se blesse gravement au travail, l’entreprise ne débourse qu’un tiers des indemnités, les deux tiers restants revenant a la charge de la société d’intérim – considérée d’un point de vue juridique comme étant l’employeur –, sans que celle-ci n’ait toujours pu évaluer correctement les risques. « Parfois, on n’a pas le temps de visiter les postes de travail. Il m’arrive aussi de ne pas savoir exactement ce que va devoir faire le gars que je place, se désole Jean [1], employé chez l’agence Manpower. Tous secteurs d’activités confondus, on doit être à un accident de travail par jour. Dans l’industrie, il fut un temps où les entreprises plaçaient les intérimaires aux postes les plus exposés aux accidents. »

Le développement de la sous-traitance depuis les années 1990, et de son corollaire le travail temporaire, ont accouché d’une « génération d’intérimaires » sur les chantiers navals, comme les a décrits le sociologue Nicolas Roinsar [2]. Si certains choisissent effectivement de travailler sous ce statut, beaucoup d’autres le subissent, bringuebalés d’une entreprise à une autre, au rythme de l’édification des paquebots de croisière. Entre 1992 et 2002, le nombre d’emplois intérimaires avait déjà été multiplié par trois sur les chantiers. À Saint-Nazaire comme dans les autres secteurs, les travailleurs intérimaires sont les plus exposés aux accidents.

Benoît Collet

photo : ©Benoît Collet

Notes

[1Le prénom a été modifié.

[2Nicolas Roinsard, « Entrer aux Chantiers : les transformations de la socialisation professionnelle et des rapports intergénérationnels aux Chantiers de l’Atlantique (1950–2005) », Sociologie du travail, numéro 54, Paris, avril/juin 2012.