Médecine

DSM : quand la psychiatrie fabrique des individus performants et dociles

Médecine

par Laura Raim

Sommes-nous tous fous ? C’est ce que laisserait supposer la nouvelle version du DSM, la bible des psychiatres recensant troubles mentaux et comportements « anormaux ». Plus on compte de malades, plus le marché de l’industrie pharmaceutique s’élargit. Surtout, le DSM apparaît comme un moyen de faire rentrer dans la norme ceux qui seraient jugés « déviants » – une part de plus en plus grande de la population. Ces « mal ajustés » de notre société orientée vers la rentabilité économique, où l’individu se doit d’être performant et adaptable. Enquête sur un processus de normalisation qui, sous couvert de médicalisation, façonne les individus.

Vous êtes timide ? Peut-être souffrez-vous de « phobie sociale ». Votre tristesse passagère, liée à un événement douloureux comme la perte d’un proche, n’est-elle pas plutôt une dépression ? Le territoire du pathologique semble s’étendre sans fin. Ces troubles psychiatriques sont recensées par le « DSM-5 », cinquième version du catalogue des affections mentales, ouvrage de référence des psychiatres, sorti le 19 mai. Avec son lot de « nouveautés ». Rares sont ceux qui ne se reconnaîtront pas dans l’un des 400 troubles répertoriés ! Avec ses critères toujours plus larges et ses seuils toujours plus bas, le DSM fabriquerait des maladies mentales et pousserait à la consommation de psychotropes, estiment ses détracteurs.

Alors que la première version du « Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux » (Diagnostic and statistical manual of mental disorders - DSM), publié en 1952, ne recensait qu’une centaine d’affections, son contenu n’a cessé d’enfler au fil des révisions, tous les vingt ans. Ses détracteurs pointent le risque de « médicaliser » à outrance des comportements finalement normaux. Selon la version antérieure, le DSM-4 (sorti en 1994), la moitié de la population des États-Unis pouvait être considérée comme souffrant de troubles mentaux, estime l’historien Christopher Lane. 38 % des Européens souffrirait de désordre mental [1] ! Pourquoi une telle inflation ? Sommes-nous en train de tous devenir fous ?

Les critiques du DSM mettent en avant la responsabilité des laboratoires pharmaceutiques. Ces firmes chercheraient à étendre le « marché des troubles ». Et ont noué à partir des années 80 des liens étroits avec les psychiatres influents, à commencer par les rédacteurs du DSM : 70% des auteurs ont ainsi déclaré avoir des rapports financiers avec les labos [2]. Les ventes d’antidépresseurs et de neuroleptiques aux États-Unis représentent 24 milliards de dollars. En France, elles ont été multipliées par sept en deux décennies, et représentaient plus d’un demi milliard d’euros au début des années 2000. Au-delà des conflits d’intérêts, cette « pathologisation du normal » révèle bien d’autres choses. Avant d’être un outil de diagnostic de maladies mentales, le DSM ne serait-il pas plutôt un dispositif de normalisation des conduites, dans une société orientée vers la rentabilité économique ?

Rentrer dans la norme

Dans ce répertoire des affections mentales, il est davantage question de comportement que de souffrance. Un choix revendiqué par les auteurs : « Pour être le plus objectif possible et s’assurer qu’un même patient aurait le même diagnostic qu’il soit à Paris, New York ou Tokyo, l’Association des psychiatres américains (APA) a décidé d’écarter toute théorie explicative, source de dissensus parmi les différents courants de la pensée psychiatrique, et de rester au niveau de l’observable, sur lequel tout le monde peut-être d’accord. Or l’observable, c’est le comportement », explique le psychiatre Patrick Landman [3]. Président du collectif Stop DSM, il s’oppose depuis trois ans à la « pensée unique DSM ». Se contenter d’observer les comportements pour établir un diagnostic permet d’échapper aux biais culturels, moraux ou théoriques des différents cliniciens. Mais cette standardisation se fait au prix d’une grande simplification de la complexité des problèmes rencontrés en psychiatrie.

L’abondance des troubles du comportement et de la personnalité dans le DSM « est emblématique d’une psychiatrie qui se préoccupe moins de la vie psychique des gens que de leur comportement », ajoute le psychiatre Olivier Labouret [4]. Un comportement qui doit avant tout être conforme à la norme. « Il n’est pas anodin que le DSM n’emploie pas le mot "maladie", qui renvoie à la souffrance ou à la plainte émanant du patient, mais le mot "trouble", qui est la mesure extérieure d’une déviation de la norme, souligne le psychiatre. Le trouble, c’est ce qui gêne, ce qui dérange ».

Quand l’homosexualité était une « affection mentale »

Ces normes développées par la psychiatrie n’ont pas attendu les versions successives du DSM pour se manifester. Dans son cours au Collège de France sur les « anormaux », le philosophe Michel Foucault expliquait comment à partir du milieu du XIXe siècle, la psychiatrie commence à faire l’impasse sur le pathologique, la maladie, pour se concentrer sur « l’anormal » : la psychiatrie a « lâché à la fois le délire, l’aliénation mentale, la référence à la vérité, et puis la maladie, explique le philosophe. Ce qu’elle prend en compte maintenant, c’est le comportement, ce sont ses déviations, ses anomalies ». Sa référence devient la norme sociale. Avec ce paradoxe : la psychiatrie exerce son pouvoir médical non plus sur la maladie, mais sur l’anormal.

Une analyse qui rejoint celle de l’antipsychiatrie américaine. Pour le professeur de psychiatrie Thomas Szasz, les « maladies mentales » ne sont que des « mythes » servant à médicaliser les comportements jugés indésirables ou immoraux au sein de la société [5]. « Le sort de l’homosexualité, inclus puis exclu du DSM au gré de l’évolution des mentalités aux États-Unis, illustre à quel point le manuel reflète moins l’état d’une recherche scientifique sur les maladies que les normes de "l’acceptable" d’une époque », rappelle le philosophe Steeves Demazeux, auteur de Qu’est-ce que le DSM ?.

Traquer les « déviants » ?

Tous les comportements ne subissent pas le même traitement. « Si vous parlez à Dieu, vous êtes en train de prier, si Dieu vous parle, vous êtes schizophrène », écrivait ainsi Thomas Szasz. Et des « paraphilies » (pour ne pas dire « perversions »), telles que le masochisme et le fétichisme, demeurent dans la catégorie des « troubles sexuels », témoignant de la culture puritaine américaine dans laquelle baignent les auteurs, et à laquelle la population est invitée à se conformer. La psychiatrie, qui détecte et désigne les déviants à l’époque moderne, ne ferait selon Szasz que remplacer l’Inquisition qui traquait les sorcières au Moyen-Age. Les inquisiteurs avaient pour guide le Malleus Maleficarum, les psychiatres… le DSM.

Sans doute les normes d’une époque ont-elles toujours influencé le partage des eaux entre le normal et le pathologique. Mais cette influence a longtemps été cantonnée en arrière-plan. Le DSM-3 franchit un cap dans les années 80 en faisant de ces normes les critères directs et explicites de chaque trouble. Un exemple : « Avec le DSM-5, il faut avoir moins de trois accès de colère par semaine pour être un enfant "normal", explique Patrick Landman. Les autres – ceux qui dévient de cette norme – seront désormais étiquetés « trouble de dérégulation d’humeur explosive » ! Et pourront être « normalisés » par des médicaments. En prenant par exemple de la ritaline, cette molécule à base d’amphétamines consommée à haute dose aux États-Unis, pour améliorer la concentration des écoliers. Près de huit millions d’enfants et d’adolescents américains de 3 à 20 ans prennent des antidépresseurs ou des calmants. Le DSM non seulement reflète les normes sociales du moment, mais les renforce en les transformant en normes médicales.

Le « bon fonctionnement de l’individu », un enjeu économique

Un des critères d’une grande partie des troubles – que ce soit la schizophrénie, l’hyperactivité ou le trouble des conduites – est l’« altération significative du fonctionnement social ou professionnel ». Le choix des termes n’est pas innocent : la « fonction » d’un organe, d’un appareil ou d’un outil se rapporte toujours à une totalité subordonnante. On parle ainsi du bon ou du mauvais fonctionnement du foie ou du rein relativement à l’organisme. Parler de la « fonction » ou du « bon fonctionnement » de l’individu trahit le fait que celui-ci n’est pas une fin en soi. L’individu doit « fonctionner » correctement dans l’entité qui le subordonne : l’entreprise, l‘école, la société. C’est cela que l’Échelle d’évaluation globale du fonctionnement (EGF) du DSM-4 (datant de 1994) se propose de mesurer. Êtes-vous au « top » de votre « fonctionnement social, professionnel ou scolaire ». Ou celui-ci subit-il une « altération importante » ou « légère » ? Si vous êtes « intéressé et impliqué dans une grande variété d’activités, socialement efficace, en général satisfait de la vie », vous avez des chances d’obtenir une note de 90 sur une échelle allant de 0 à 100...

Et votre « fonctionnement social » intéresse au plus haut point votre pays. Car pour les États, c’est leur puissance économique qui est en jeu : « L’Union européenne évalue entre 3 et 4 % du PIB les coûts directs et indirects de la mauvaise santé mentale sur l’économie », indique en 2009 le rapport du Conseil d’analyse stratégique sur la santé mentale. Invalidité, accidents du travail, absentéisme, baisse de la productivité... Autant d’impacts de la santé psychologique des travailleurs sur l’économie. Le rapport évoque les « nouveaux impératifs de prévention des formes de détresse psychologique et de promotion de la santé mentale positive ou optimale. ». Concrètement ? Il s’agit d’investir dans « le capital humain » des personnes, en dotant « chaque jeune d’un capital personnel », dès la petite enfance. Objectif : que chacun développe très tôt les « compétences clés en matière de santé mentale ». Des « aptitudes qui se révèlent in fine plus adaptées aux demandes du marché du travail », explique le Conseil d’analyse stratégique...

Le travailleur idéal : performant, invulnérable et sûr de lui

Et pour cause : l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) définit en 1993 ces compétences psychosociales comme « la capacité d’une personne à répondre avec efficacité aux exigences et aux épreuves de la vie quotidienne ». Autrement dit, « être capable de s’adapter aux contraintes sans jamais questionner le bien-fondé ou la justice de la situation, voilà ce qui est attendu de quelqu’un de "normal", résume Olivier Labouret. Le DSM reflète l’idéal transhumaniste de l’homme que l’on peut programmer et améliorer pour qu’il soit compétitif sur le marché du travail ».

Les patients les mieux « notés » sur l’Échelle d’évaluation globale du fonctionnement du DSM ont « un niveau supérieur de fonctionnement dans une grande variété d’activités » et ne sont « jamais débordés par les problèmes rencontrés ». A la plus grande satisfaction de leur employeur ! « L’homme idéal sous-jacent du DSM est performant, invulnérable et sûr de lui », poursuit le psychiatre. En cela, le DSM traduit une conception évolutionniste de la psychologie : seul l’individu "vulnérable" ou "fragile" n’arrive pas à s’adapter à la réalité socio-économique, puisque la majorité semble y arriver. »

La psychiatrie au service de la productivité ?

Ce normativisme social au service de la productivité économique n’est pas nouveau. Mais la « bible des psychiatres » applique et renforce les normes, de manière systématique et globale. Ses effets sont repérables dans toutes les institutions, bien au-delà de l’hôpital. Aux États-Unis et en Australie, les mutuelles, les tribunaux et les écoles s’y réfèrent pour étayer leurs décisions. Et les gouvernements mènent des politiques de santé publique ciblant des « catégories DSM » de la population.

En France, si le manuel n’a pas encore force de loi, sa présence s’intensifie. « On utilise en France surtout la classification de l’OMS, la Classification internationale des maladies (CIM). Mais celle-ci est quasiment calquée sur le DSM, que la Haute autorité de Santé reconnaît déjà officiellement d’ailleurs, explique Patrick Landman. Le DSM est enseigné dès les premières années de médecine. Tous les généralistes y sont donc formés. « Quant au champ de la recherche, on ne peut pas publier un article si l’on n’utilise pas les codes du DSM. Et les laboratoires, qui financent les formations post-universitaires, ne jurent que par lui. »

La violence du système néo-libéral occultée

Bon nombre de souffrances, difficultés, émotions, traits de caractère ou préférences sexuelles, se retrouvent inscrits dans le DSM, alors qu’ils ne devraient pas relever du champ médical. La grande majorité des praticiens et des patients ne songent pas à questionner le statut de ces « troubles » ainsi officialisés. Ni à remettre en cause les normes sociales qui ont présidé à la formation de ces catégories. Ce sont toujours les êtres humains qui, « inadaptés », souffriraient de « dysfonctionnements ». Ils sont invités à identifier leurs troubles et recourir à un traitement qui leur permettra de rapidement redevenir « fonctionnels »… Notamment sur le marché du travail. Une violence symbolique du système néolibéral, qui se dénie comme telle, du fait de son déplacement dans le champ psychologique et médical, déplore Olivier Labouret. « La pression normative écrasante qui en résulte, désormais occultée, empêche toute possibilité de comprendre et de réformer l’ordre du monde ».

Nous sommes désormais non plus malades, mais « mal ajustés ». Un mot de la psychologie moderne, utilisé plus que tout autre, estime Martin Luther King en 1963 : « Certainement, nous voulons tous éviter une vie mal ajustée , admet-il. Mais il y a certaines choses dans notre pays et dans le monde auxquelles je suis fier d’être mal ajusté (…). Je n’ai pas l’intention de m’ajuster un jour à la ségrégation et à la discrimination. Je n’ai pas l’intention de m’ajuster à la bigoterie religieuse. Je n’ai pas l’intention de m’ajuster à des conditions économiques qui prennent les produits de première nécessité du plus grand nombre pour donner des produits de luxe au petit nombre ».

Laura Raim

Illustrations : © Rodho pour Basta!

Notes

[1Étude de 2011 publiée dans la revue European Neuropsychopharmacology

[2Lire notamment Jean-Claude St-Onge, Tous fous ?, Ed. Ecosociété, 2013.

[3Auteur de Tristesse business. Le scandale du DSM 5, éd. Max Milo, 2013.

[4Auteur de l’ouvrage Le nouvel ordre psychiatrique, éd. Erès, 2012

[5Son raisonnement est le suivant : pour qu’il y ait maladie, il faut qu’il y ait lésion. De deux choses l’une : soit il y a lésion du cerveau, il s’agit alors d’une maladie du cerveau (même si elle perturbe le comportement, comme l’épilepsie) et non pas de l’esprit. Soit il y a une souffrance mentale mais pas de lésion, alors il ne s’agit pas de maladie.