Capitalisme

Crise mondiale : « Nous sommes revenus quelques années avant 1914… »

Capitalisme

par Julien Lusson

Où nous mène la crise actuelle ? Un retour en arrière sans précédent des politiques de redistribution des richesses, une activité économique en régression, un contexte géopolitique instable, où les puissances d’hier s’étiolent face à de nouveaux géants qui émergent : tels sont les ingrédients explosifs du monde présent. Face à la crise financière qui s’accélère, l’économiste altermondialiste Dominique Taddei préconise une série de mesures d’urgence et dégage des pistes pour une nouvelle éthique de l’économie et de la démocratie mondiale.

Photo : « No futur ? » (© source)

En dégradant la notation de crédit des États-Unis, c’est un véritable séisme que l’agence de notation américaine Standard’s and Poors a provoqué au cœur de l’été. Une nouvelle phase de la crise financière de 2007, suite à l’explosion de la bulle immobilière des subprimes américaines, s’est ainsi ouverte, posant de redoutables questions pour l’avenir. Crise des dettes souveraines, explosion de la dette publique américaine et incapacité des gouvernements occidentaux à assurer la réduction des déficits publics en même temps que la relance des économies se conjuguent désormais, dans un contexte international marqué par la montée en puissance des contradictions géopolitiques, pour déchaîner la spéculation sur les marchés financiers. Ces derniers ont parfaitement saisi l’impasse dans laquelle se sont enfermés les gouvernements européens, l’Allemagne de Mme Merkel et la France de M. Sarkozy en tête, en prétendant réduire les déficits sans remettre en cause les bases mêmes du « capitalisme d’endettement », caractéristique majeure du néolibéralisme des trois dernières décennies.

Face à la gravité de la situation, c’est une rupture systémique qui s’impose pour l’économiste altermondialiste Dominique Taddei. L’ex fondateur du Conseil d’analyse économique (et ancien président de la Caisse des dépôts et de consignation) avance plusieurs propositions pour en finir avec un système économique qui engendre crise sociale, crise écologique et crises économiques à répétition, avec le risque d’affrontements géopolitiques majeurs. Entretien.

Basta! : Le krach boursier de ce mois d’août 2011 a fait mentir tous ceux qui assuraient que la crise de 2008 était désormais derrière nous. Comment analysez-vous cette situation ?

Dominique Taddei : Quatre ans après la crise de subprime, nous entrons dans une deuxième phase d’aggravation de la crise. Celle-ci est systémique et globale, comme le dit si bien Gus Massiah [1]. L’expérience aidant, les puissances de ce monde ont su éviter, avec la crise de 2008, la dimension dramatique de 1929. Si l’on veut faire un autre parallèle historique, nous sommes en 1933 ! À moins que nous ne soyons quelques années avant 1914, dans la mesure où une dimension essentielle de la crise actuelle est de nature géopolitique avec la montée des contradictions entre l’impérialisme déclinant des États-Unis et des impérialismes émergents, chinois et autres pays asiatiques… Il faut comprendre que les financiers vivent aujourd’hui de la peur qu’ils suscitent. Leur pseudo affolement oscille entre le montant des dettes publiques et la rechute de l’activité économique. La stagnation actuelle de l’activité économique, qu’on la qualifie ou non de récession, est en fait beaucoup plus gravement une dépression de long terme, d’une ampleur intermédiaire entre la dépression japonaise qui sévit depuis 20 ans et la grande dépression mondiale des années 30. Paul Krugman (économiste états-unien, prix Nobel de l’économie en 2008, ndlr) l’a bien démontré. Il n’y a évidemment aucune solution de type néolibéral au dilemme dans lequel on se trouve face à ce double péril.

Les mesures prises aujourd’hui, notamment la réduction des dépenses publiques, ne serviraient donc à rien ?

Si on réduit de façon significative les déficits publics dans tous les pays en même temps, la rechute de l’activité internationale sera immédiate et brutale. C’est particulièrement vrai si on choisit, comme la plupart des gouvernements de droite, de réduire les dépenses publiques plutôt que d’augmenter les impôts. Même sous la forme hypocrite de réduction des niches fiscales, à la manière de Sarkozy, on réduit plus la demande globale que si on surtaxait fortement les grandes fortunes et les hauts revenus. Leur propension à consommer étant quasi nulle, on amputerait seulement une épargne dont ils ne savent même plus eux-mêmes quoi faire : les tribulations de la famille Bettencourt en fournissent un exemple caricatural... L’urgence d’un accroissement de la fiscalité sur les plus riches doit être au centre de la campagne et des débats publics. Quitte à prendre la forme proposée par Martine Aubry « sur 2 euros récupérés, 1 sert à répondre aux urgences sociales et l’autre à réduire l’endettement ». Quant aux mesures Fillon-Sarkozy de fin août, leur côté entourloupe est évident : on prétend leur reprendre 2% des cadeaux qu’on leur a fait précédemment et encore au mois de juin par l’allègement de l’impôt sur la fortune ! Ceci étant, il faut s’enfoncer dans la brèche : puisqu’il existe désormais un consensus pour faire payer les riches, c’est environ 100 milliards par an qu’il faut prélever.

Peut-on vraiment se contenter d’accroître la fiscalité seulement sur les plus riches ?

Il faut bien voir que le niveau des inégalités de patrimoine et de revenu, comme l’a démontré Thomas Piketty, est revenu à peu près à celui de 1913. C’est-à-dire que tous les amendements sociaux au capitalisme archéo-libéral qui avaient été menés pendant 60 ans, de la fin de la guerre de 14 aux années 70, ont été entièrement reperdus en une vingtaine d’années ! Par exemple, il n’y aura plus de difficultés de finance publique en France si on abroge d’un coup l’ensemble des allégements fiscaux mis en place depuis 2002, et même 2000 si Laurent Fabius veut bien s’en souvenir… Ou si on préfère l’exemple étranger, Roosevelt n’avait pas hésité à instaurer une tranche d’impôt sur le revenu à 90% vers la fin de la seconde guerre mondiale. Si une telle mesure était alors salutaire, j’aimerais mieux qu’on la prenne avant qu’une guerre se déclenche, plutôt que pour y mettre fin ! Pour les entreprises, il est légitime de surtaxer les profits qui ne sont pas consacrés à des investissements productifs, une partie de la recette servant à alléger l’impôt sur les sociétés de celles qui le font : ce serait un facteur de relance, tendant d’ailleurs à diviser le patronat…

La taxation des grandes fortunes, si elle est une mesure de justice sociale en même temps qu’un outil de renflouement des caisses de l’État, ne peut suffire à calmer les marchés, encore moins à répondre à la crise systémique en présence…

Disons-le sans ambages, l’aggravation brutale de la crise systémique globale durant cet été 2011 rend désormais totalement caduques les stratégies gradualistes de transformation, héritières du réformisme révolutionnaire prônées à la fin des années 60 ou de l’aile gauche de la social-démocratie. La désespérance sociale qui se développe partout ne peut plus attendre. Les tentations de l’extrême droite (la « chasse aux autres ») ou de la barbarie aveugle (émeutes anglaises) vont continuer à se répandre comme une traînée de poudre. S’il n’apparaît pas très rapidement une perspective positive de rupture systémique, dans toutes les principales dimensions de la crise globale, elles vont alimenter dans toutes les classes de la société, la chasse aux boucs émissaires et les politiques sécuritaires. C’est pourquoi, une stratégie altermondialiste adaptée à cette nouvelle phase de la crise globale doit articuler des mesures d’urgence et des mesures de moyen terme.

Quelles seraient ces mesures d’urgence ?

En matière d’urgences, celle d’une hausse massive des impôts sur les hauts revenus et les grandes fortunes pour financer un relèvement général des bas revenus jusqu’au seuil de pauvreté, n’est que le troisième volet d’un triptyque qui comporte un volet monétaire et un volet financier. Le volet monétaire est particulièrement simple à mettre en œuvre si la volonté politique existe : il faut évidemment monétiser les dettes souveraines, comme ont commencé à le faire, mais de manière plus ou moins honteuse, la Fed américaine et la Banque centrale européenne. Mais tant qu’à chercher à rassurer la base des populations, et contrairement à ce que prétend M. Trichet et ses amis spéculateurs, ces choses-là vont beaucoup mieux en le disant que sans les dire ! À cela s’ajoutent la création des eurobonds et l’adoption d’une mesure anti-spéculative simple : l’interdiction générale et permanente des achats et ventes à découvert.

Et côté financier ?

Le volet financier, c’est évidemment la mise sous contrôle des mouvements de capitaux spéculatifs. On peut bien entendu songer à l’application d’une taxe de type Tobin, mais il est toujours plus efficace de contrôler un marché par les quantités que par les prix. C’est pourquoi je propose l’adoption par les principaux pays d’un système de réserve obligatoire sur les capitaux étrangers. Pour être le plus efficace possible, le taux de cette réserve serait indéfini et pourrait être modifié par les autorités financières de chaque pays à n’importe quel moment en fonction des mouvements observés. Par exemple, si tout se passe suivant les fondamentaux de l’économie concernée, on pourrait se contenter d’un taux de réserve obligatoire d’1% ou 2%. En revanche, en cas de besoin, on pourrait le monter à plusieurs dizaines de pourcents, c’est-à-dire geler tout mouvement spéculatif. Cela ferait l’effet d’une bombe nucléaire au-dessus de la tête des financiers et ce serait très efficace !

Mais ces mesures d’urgence ne règlent pas la question d’une activité économique en stagnation…

Ce plan d’urgence ne constitue en lui-même qu’un changement de paradigme très partiel. Le contrôle des mouvements de capitaux entravera l’exportation de capitaux, qui est depuis la fin du 19e siècle le moteur des politiques impérialistes. Malgré cela, l’économie demeure une machine sans moteur. Ce n’est pas suffisant pour rétablir une dynamique de la demande mondiale. La fiscalité ne suffit pas à rétablir une répartition cohérente des gains de productivité et d’efficacité énergétique qui, soit dit en passant, peuvent être certes limités mais qui ne peuvent, ni ne doivent évidemment être complètement bloqués du fait des progrès scientifiques, techniques et organisationnels. Les mesures d’urgence ne permettront donc que de retarder des échéances fatales, si ne sont pas simultanément mises en œuvre les mesures de rupture systémique, qui dessineront un nouveau système global, mais qui demandent nécessairement un délai plus long de discussion et de mise en œuvre.

À quoi pensez-vous plus précisément ?

La remise en ordre de l’économie mondiale ne peut être durable sans rompre avec le paradigme dominant du libre-échange des marchandises, des biens et des services. Une future organisation mondiale du commerce, qui devrait d’ailleurs être une agence spécialisée des Nations unies comme les autres afin d’être soumise aux dispositions de la Charte des Nations unies, doit reposer sur un nouveau paradigme, un dépassement du libre-échangisme et du protectionnisme. Nous proposons de l’appeler l’échange loyal (fair trade) en ce sens que la circulation n’est libre que dans la mesure où elle proscrit les quatre grandes formes de dumping qui rendent aujourd’hui les échanges déloyaux : le dumping monétaire via les manipulations de taux de change qui est le plus ample des quatre, le dumping social, le dumping fiscal et le dumping écologique. Pour le premier, l’intervention concertée des grandes banques centrales pour maintenir les variations de change dans une marge de fluctuations étroite, accompagnée d’un système de réserves obligatoires sur les capitaux courts, suffirait à dissuader les spéculateurs les plus aventureux. Plus largement, la lutte contre chaque forme de dumping devrait relever d’une agence spécialisée des Nations unies : par exemple, l’Organisation internationale du travail (OIT) contre le dumping social. Ceci est la condition absolue pour que la répartition du revenu national cesse de se faire à l’avantage des capitaux mobiles et à l’encontre du travail fixe. Une transformation de la gouvernance mondiale autour de l’Assemblée générale des Nations s’impose.

Avec quelles conséquences pour l’Europe ?

En tant qu’Européens, nous avons une responsabilité particulière, qui est de donner acte au monde que nous acceptons de n’occuper que la place qui est la nôtre et non pas celle que l’on prétend hériter de l’ère coloniale. C’est vrai que nous sommes 500 millions, ce qui est tout à fait honorable, mais cela représente moins de 10% de la population mondiale. Il faut en prendre acte et accepter une réduction de notre représentation à due proportion dans toutes les instances de la future mondialisation post-impérialiste.

Est-ce une transformation de notre vision actuelle de la démocratie ?

L’horizon éthique du nouveau système mondial de sortie de crise est particulièrement bien formulé par Gus Massiah autour de l’accès aux droits individuels et collectifs pour tous et de l’impératif démocratique. Il faut prendre conscience de ce que la démocratie de délégation que nous a léguée le siècle des Lumières, pour demeurer incontournable, est devenue totalement insuffisante. Derrière les tartes à la crème de la démocratie participative (participer à quoi ? aux cocktails qui suivent les comptes-rendus de mandats électoraux ?), c’est une véritable démocratie coopérative qui reste à inventer, dépassant les formes de la démocratie de délégation et toutes les formes pré-existantes de démocratie participative, de Porto Alegre à Berlin. Il s‘agit de permettre à tous les citoyens d’œuvrer avec les élus du suffrage universel, pour l’ensemble des actions collectives - et j’inclus bien sûr les politiques publiques - à tous les niveaux. Et cela, de façon permanente, depuis la définition des calendriers et des urgences, jusqu’à l’évaluation pluraliste et contradictoire des actions en cours, en passant par le stade des délibérations normatives et financières par les instances officielles. Bref, entre les trois ruptures budgétaires, monétaires et financières d’urgence, et les objectifs de moyen terme concernant le commerce loyal, la gouvernance des institutions internationales et le nouvel horizon des droits et de la démocratie coopérative, il s’agit bien d’un nouveau système en rupture complète avec celui qui est en train de s’écrouler sous nos yeux.

Ce sont là des mesures qui dépassent le cadre d’un simple gouvernement, fût-il celui de la 5e puissance économique mondiale… Quelles alliances envisageriez-vous pour leur mise en œuvre ?

Si une telle stratégie peut devenir consensuelle dans un secteur significatif de l’opinion, et je pense au mouvement altermondialiste notamment, je crois qu’il il est vain d’espérer qu’il puisse devenir hégémonique dans ses principales propositions, malgré l’accélération des prises de conscience dues à l’aggravation de la crise. À mon sens, plutôt que de raisonner en termes d’alliance globale, il vaudrait mieux le faire en termes d’alliances thématiques, voire ponctuelles, sur les principaux points d’une telle stratégie. Les urgences et le désarroi sont tels que, de même que dans les années 30, des positions radicales peuvent être ralliées par des secteurs imprévisibles de l’opinion, comme à contrario d’anciens « compagnons de route » peuvent, dans le même temps, s’éloigner vers les poubelles de l’histoire… Dans la décennie qui commence le seul débat qui vaille est celui entre une nouvelle extrême droite et une « gauche de gauche », capable de pensée stratégique.

Recueilli par Julien Lusson

Notes

[1Voir Gustave Massiah, Une stratégie altermondialiste, La Découverte, 2011.