Capitalisme

Comment couper les ailes aux fonds vautours qui spéculent sur l’effondrement financier des pays

Capitalisme

par Arnaud Zacharie

Depuis deux décennies, les pratiques déloyales des fonds vautours leur permettent d’enregistrer d’énormes profits sur le dos des pays endettés et de leur population. Petite explication sur la manière dont ces rapaces financiers procèdent et comment leur couper les ailes grâce à de nouvelles lois, comme celle votée en Belgique mais attaquée par les fonds vautours.

Les fonds dits « vautours » sont des fonds spéculatifs spécialisés dans le rachat à bas prix de titres de la dette de pays surendettés. But de l’opération : entamer à terme une procédure judiciaire pour tenter d’obtenir le paiement de la totalité de la valeur nominale de cette dette – et empocher au passage de plantureux profits.

La stratégie de ces fonds se décompose en deux temps : il s’agit d’abord d’identifier un pays fortement endetté, afin de pouvoir acheter des titres de sa dette à un prix peu élevé. Ensuite, le fonds attend que le pays endetté bénéficie d’une embellie financière, suite à un allègement de sa dette, pour l’attaquer en justice et exiger le remboursement de l’intégralité de la valeur nominale de la dette pourtant acquise au rabais.

Au final, la différence entre le prix d’achat de la dette et le montant finalement remboursé permet d’enregistrer des taux de profits de plusieurs centaines de pour cent, au détriment du pays endetté et de sa population.

Le premier fait d’armes des fonds vautours remonte aux années 1990. En 1996, Elliot Associates, un fonds vautour basé à New York et dirigé par Paul Singer (un proche du parti Républicain, ndlr), achète des titres de la dette du Pérou pour un montant de 11 millions de dollars, avant d’intenter une action en justice contre le gouvernement péruvien, qui avait bénéficié d’un allégement de dette. En octobre 1999, la Cour d’appel fédérale lui donne raison, contraignant le Pérou à lui payer la somme de 58 millions de dollars. Au final, le fonds vautours a empoché un taux de profit de plus de 400 %. Depuis, des dizaines de procédures de ce genre ont eu lieu.

Les pays africains en sont les principales cibles, avec huit nouveaux procès par an en moyenne [1]. Toutefois, les pays en développement ne sont pas l’unique cible de ces fonds : suite à l’allégement de la dette de la Grèce en 2011, des fonds vautours ont refusé de participer à l’opération et exigé d’être remboursés intégralement – notamment le fonds Dart management enregistré aux Iles Caïmans et dirigé par Kenneth Daar.

Le cas d’école argentin

L’action des fonds vautours n’est pas seulement néfaste pour les pays qu’ils choisissent comme victimes ; elle l’est également pour les autres créanciers de ce pays. En effet, ils jouent le rôle du « passager clandestin » : lorsqu’un pays bénéficie d’un allégement de dette, tous ses créanciers sont en principe tenus d’abandonner une partie de leurs créances. Or, la stratégie des fonds vautours consiste précisément à refuser d’assumer leur part de l’allégement et d’exiger unilatéralement devant les tribunaux d’être payés en priorité et au prix fort.

Le cas du bras de fer entre les fonds vautours et l’Argentine est un cas d’école. Après avoir connu en 2001 le plus important défaut de paiement de l’histoire des pays en développement, l’Argentine du gouvernement Kirchner négocie une restructuration de sa dette acceptée par 93 % de ses créanciers. Les fonds vautours refusent de participer à cet accord, préférant attaquer l’Argentine devant les tribunaux et exiger le remboursement intégral de leurs créances.

Le 26 octobre 2012, un arrêt de la cour d’appel de New York, confirmé en juillet 2014, leur a donné raison : l’Argentine se voit refuser le droit de rembourser les 93 % de créanciers qui avaient accepté le plan de restructuration sans payer dans le même temps l’intégralité des sommes réclamées par les fonds vautours – avec le risque que les autres créanciers demandent à leur tour à être remboursés en intégralité.

Le bras de fer a tourné définitivement à l’avantage des fonds vautours suite à l’arrivée au pouvoir en 2016 du président Mauricio Macri. Ce dernier, contrairement à ses prédécesseurs, décide de céder aux exigences des puissants rapaces en empruntant en avril 16,5 milliards de dollars sur les marchés financiers internationaux pour les rembourser.

Cette victoire des fonds vautours a non seulement des conséquences pour l’Argentine, qui a repris le chemin de l’endettement et court le risque de voir d’autres créanciers exiger les mêmes faveurs que celles octroyées aux fonds vautours, mais plus largement pour l’ensemble du système de gestion de la dette. Le message envoyé aux fonds spéculatifs est limpide : refuser de participer à des opérations de restructuration de la dette peut rapporter gros, en abusant de la bonne foi des créanciers ayant accepté d’abandonner une partie de leurs créances. A l’avenir, il sera dès lors encore plus compliqué pour un Etat en défaut de paiement de persuader ses créanciers de participer volontairement à une opération d’allègement de la dette – et d’autant plus tentant pour les fonds vautours de jouer le rôle de passagers clandestins. Leur victoire sur l’Argentine les place donc en position de force.

La Belgique pionnière

En juillet 2015, le Parlement belge adopte, à la quasi-unanimité, une loi visant à enrayer l’action des fonds vautours [2]. Cette loi vise à empêcher un créancier de bénéficier d’un « avantage illégitime », défini comme une disproportion manifeste entre le prix effectivement payé pour le rachat de la créance et le montant du remboursement demandé. En d’autres termes, la loi interdit aux fonds vautours d’exiger un montant plus élevé que celui auquel ils ont acheté les dettes sur le marché secondaire. Pour décréter un « avantage illégitime », le juge doit constater qu’au moins une condition parmi les six mentionnées par la loi est rencontrée.

Les six conditions sont les suivantes : l’État était insolvable ou dans une situation de risque imminent de défaut lors du rachat de la créance ; le créancier est légalement établi dans un paradis fiscal ; le créancier a dans le passé multiplié abusivement les procédures contentieuses ; le créancier a abusé de la faiblesse de l’État débiteur pour négocier un accord de remboursement manifestement déséquilibré ; le remboursement intégral de la somme demandée est susceptible d’avoir un impact significatif sur les finances publiques et un effet négatif sur le développement économique et social de la population du pays concerné.

Certes, la loi belge a un champ d’application limité, puisqu’elle ne concerne que les cours et tribunaux belges. Elle n’en représente pas moins un modèle qui, s’il était généralisé aux autres pays, serait susceptible de mettre fin à l’action néfaste des fonds vautours. C’est d’ailleurs une recommandation du Programme d’action d’Addis-Abeba (Éthiopie) sur le financement du développement, adopté en juillet 2015 dans le cadre de l’ONU : « Nous sommes préoccupés par le fait que certains porteurs d’obligations minoritaires peu enclins à coopérer ont les moyens de contrarier la volonté des porteurs majoritaires qui acceptent de restructurer les obligations d’un pays traversant une crise de la dette, compte tenu des répercussions éventuelles sur d’autres pays. Nous prenons note des mesures législatives prises par certains pays afin de prévenir de tels agissements et nous encourageons tous les gouvernements à prendre les mesures qui s’imposent. » [3]

Face à une telle menace, le fonds NML Capital, filiale du fonds Elliot Associates de Paul Singer et principal protagoniste du bras de fer avec l’Argentine, a introduit en mars 2016 un recours en annulation de la loi devant la Cour constitutionnelle – un recours dont les arguments juridiques sont contestés par trois ONG belges (le CNCD-11.11.11, son homologue flamand et le CADTM) qui ont fait valoir leur « intérêt à agir » pour déposer une requête en intervention pour défendre le maintien de la loi.

Au-delà de telles initiatives législatives nationales, la solution pour mettre un terme à l’action des fonds vautours consiste à instaurer un mécanisme multilatéral de restructuration de la dette, afin de contraindre tous les créanciers d’un pays en défaut de participer à l’opération d’allègement et d’empêcher les pratiques de passager clandestin des fonds vautours.

Un tel mécanisme a été proposé par le FMI en 2002 [4], puis par l’Assemblée générale de l’ONU en 2015 [5], mais la proposition a jusqu’ici été refusée par les pays développés. C’est pourtant la seule option pour couper définitivement les ailes aux fonds vautours.

Arnaud Zacharie, secrétaire général du CNCD-11.11.11

Cette chronique est parue dans le numéro 117 de la revue belge Imagine, demain le monde. Pour découvrir ce magazine, rendez-vous sur son site Internet.

Notes

[1Schumacher, C. Trebesch, and H. Enderlein, « Sovereign Defaults in Court : The Rise of Creditor Litigation », 23 juin 2013, p. 4.

[2Cette loi fait suite à une première loi de 2008 empêchant la saisie par des fonds vautours de ressources financières relevant de l’aide publique belge au développement, après que le fonds Kensington International eut fait saisir des fonds issus de l’aide belge au développement pour se faire rembourser d’une dette du Congo-Brazzaville.

[3Programme d’action d’Addis-Abeba issu de la troisième Conférence internationale sur le financement du développement (Programme d’action d’Addis-Abeba), approuvé par l’Assemblée générale de l’ONU, résolution 69/313 du 27 juillet 2015, § 100.

[4Anne O. Krueger, « A New Approach to Sovereign Debt Restructuring », IMF, April 2002.

[5United Nations General Assembly, « Basic Principles on Sovereign Debt Restructuring Processes », A/69/L.84, 29 July 2015.