Droits des exilés

Au Tribunal permanent des peuples, la France et l’UE condamnées pour leurs politiques migratoires indignes

Droits des exilés

par Olivier Favier

La France et l’Union européenne ont été condamnées pour « complicité de crime contre l’humanité » à l’issue d’une réunion du Tribunal permanent des peuples, une instance symbolique créée à la fin des années soixante-dix pour juger les crimes et abus commis par les gouvernements. Tenue à Paris les 4 et 5 janvier autour de nombreux représentants d’ONG et de mouvements sociaux, la session était consacrée aux droits des exilés. Récit.

Ce fut, en 1967, un haut moment de dignité humaine, mené par des intellectuels de sensibilités diverses, rassemblés par une même soif de justice. On s’en souvient aujourd’hui par le nom du plus actuel d’entre eux, Lord Bertrand Russell, philosophe et mathématicien, qui écrivit pour l’occasion un livre capital sur les crimes de guerre au Vietnam. Réunis en deux sessions au Suède et au Danemark, Le « Tribunal Russel », également appelé Tribunal international des crimes de guerre, documenta l’intervention étasunienne commencée dès 1955 en soutien au Sud Vietnam, avant de se changer en intervention terrestre ouverte et massive dix ans plus tard. Il y eut par la suite d’autres tribunaux Russell, concernant des dictatures sud-américaines (Brésil, Argentine, Chili), le monde psychiatrique, l’Irak et la Palestine.

En 1979, la création du Tribunal permanent des peuples

Un autre héritage de cette démarche pionnière est représenté par le Tribunal permanent des peuples, créé en 1979 à Rome sous l’égide du sénateur Lelio Basso, dans l’esprit de la Déclaration universelle des droits des peuples, rendue publique à Alger trois ans plus tôt. Son propos est d’articuler droits individuels et droits collectifs dans un contexte marqué par la fin des empires coloniaux. Parmi les quarante-quatre sessions tenues jusque là, une seule a eu directement trait aux mobilités humaines : elle portait sur le droit d’asile et s’est réunie à Berlin en 1994.

La tenue d’un cycle de sessions sur les migrations à Barcelone (en juillet 2017), Palerme (en décembre dernier), s’est poursuivie à Paris en janvier. Elles seront probablement suivies de trois autres sessions à Berlin, puis dans une ville d’Afrique et à Bruxelles. Cette dynamique témoigne de la manière dont la question des migrations, peu abordée jusqu’en 2015 hors de cercles militants, est devenue centrale pour nombre d’associations, de collectifs et de mouvements politiques œuvrant dans le champ des droits humains.

En France, un nouveau tour de vis anti-migratoire

La session française a suivi, chronologiquement, une autre forte mobilisation – cette fois strictement nationale – autour des États généraux des Migrations, dans un contexte où l’incertitude post-électorale du mois de mai 2017 a vite laissé place à l’inquiétude et à la stupéfaction. Les mesures de la nouvelle loi sur l’immigration, dont le vote est prévu pour 2018, ont été dénoncées par des associations telles que la Cimade comme « liberticides » et d’une dureté « sans précédent ». On y trouve par exemple le doublement du temps légal de rétention avant expulsion - de 45 à 90 jours – avec une prolongation possible de 15 jours dans le cas où l’intéressé ferait « obstruction ».

Elle permettrait en outre à l’Ofpra (Office français de protection des réfugiés et apatrides), l’organisme en charge d’examiner les demandes d’asile, de refuser les dossiers de personnes ayant transité dans des « pays tiers sûrs », donnant une définition pour le moins extensive de cette notion. Début septembre encore, le Président de la République avait déploré le faible nombre des reconduites à la frontière. Tout l’esprit de la nouvelle loi tend à renforcer l’opposition, dénoncée par les associations comme peu pertinente et injuste, entre demandeurs d’asile et migrants économiques. Dans le même temps, à l’automne, les contrôles aux frontières ont amené de nombreuses personnes à mettre leur vie en péril pour traverser la montagne dans des conditions météorologiques défavorables, sans expérience ni équipements adéquats.

Le jury présidé par un conseiller à la Cour de cassation

La session de Paris du Tribunal permanent des peuples s’est tenue au Centre international de culture populaire (CICP), rue Voltaire, les 4 et 5 janvier. Le jury était présidé par Philippe Texier, magistrat et conseiller à la Cour de cassation. Les autres membres, juristes, universitaires ou journalistes, venaient de France, de Tunisie, du Rwanda, de Belgique et d’Italie. L’acte d’accusation était coordonné par le Gisti (Groupement d’information et de soutien des immigrés), association riche d’une expertise reconnue en droit des étrangers, construite sur le terrain depuis 1972. L’ouverture de la première journée visait à établir une continuité avec les sessions et sentences prononcées à Barcelone et à Palerme.

Puis la parole a été donnée aux experts appelés à témoigner de leurs expériences. On a pu entendre la députée européenne Marie-Christine Vergiat, parvenue en octobre 2016 à faire adopter au Parlement de l’UE un rapport audacieux sur les « Migrations et droits de l’homme dans les pays tiers », ou Olivier Petitjean, de l’Observatoire des multinationales (édité par l’association Alter-médias, qui édite également Bastamag, ndlr).

Bientôt une « Convention nationale sur l’accueil et les migrations »

Le maire de Grande-Synthe, Damien Carême, a rappelé les grandes étapes de son combat pour accueillir dignement sur sa commune les migrants notamment kurdes et afghans en transit vers la Grande-Bretagne. Il a évoqué l’histoire du camp de la Linière, un projet monté avec Médecins sans frontières, boudé par l’État. Si le dispositif n’a pas survécu à l’incendie du 10 avril 2017, l’édile a ouvert depuis un autre lieu pour l’accueil de nuit de 150 personnes. La limite maximale fixée est déjà dépassée puisqu’il en accueille 185. « Je ne veux pas que les gens dorment dehors », répète-t-il comme une évidence rarement partagée.

Le repas de mineurs isolés non pris en charge, dans une rue de Paris. Septembre 2017. Photo : Olivier Favier

Lors de son témoignage, il a par ailleurs annoncé la tenue prochaine au Palais-Littoral de Grande-Synthe d’une Convention nationale sur l’accueil et les migrations. Après avoir rendu hommage à d’autres municipalités « accueillantes » dans le département, il a plaidé pour une synergie des démarches positives en France comme en Europe. Il a enfin souligné qu’aux dernières élections françaises, le FN n’était pas en tête au premier tour dans sa commune, à la différence du reste de la Communauté urbaine de Dunkerque.

« Déclarations floues, mises en œuvre autoritaires et sécuritaires »

En aparté, cet ancien socialiste passé à Europe écologie-Les Verts ne cache pas son inquiétude face au gouvernement actuel. Son unique rendez-vous en septembre avec le ministre de l’intérieur Gérard Collomb s’est révélé désastreux, au point qu’il a décidé désormais d’interpeller directement la présidence. « Quand nous sommes sortis du bureau avec mes collaborateurs, je leur ai demandé s’ils avaient bien entendu les mêmes choses que moi avant de répondre aux journalistes. On est loin de monsieur Cazeneuve, qui restait un homme de gauche, avec lequel on pouvait discuter. »

Ce diagnostic est partagé par l’un des organisateurs de la session, Gustave Massiah, figure du mouvement altermondialiste. Il dénonce chez Emmanuel Macron des « déclarations floues et des mises en œuvre extrêmement autoritaires et sécuritaires ». Pour lui, l’idéologie dominante relève de ce qu’Antonio Gramsci appelait une « modernisation répressive ». À ses yeux, cette session du Tribunal permanent des peuples, comme l’initiative de Damien Carême ou les États généraux des migrations, sont des initiatives capitales pour mesurer et rassembler les forces militantes dans un contexte où l’opposition politique et syndicale peine à mobiliser. Il perçoit une ligne de partage entre les positions de refus catégoriques et celles qui s’orientent vers des propositions progressistes. Une des questions essentielles serait alors de savoir comment articuler ces positions.

La France et l’UE sévèrement condamnées

Lors de la seconde journée, un des apports précieux de la session a été de donner, dans la tradition du Tribunal permanent, une large place aux témoignages directs et aux aperçus sur des situations moins médiatiquement exposées. On saluera par exemple le témoignage de l’Association des amis du bus des femmes sur la traite des femmes migrantes – en particulier nigérianes – à des fins d’exploitation sexuelle, avec un état des lieux précis sur leur situation dans le nord de Paris. La prostitution forcée est sans doute l’un des parangons de l’invisibilisation et de la marginalisation de certaines réalités au cœur même de l’espace public de nos grandes métropoles.

Lire ce témoignage : « Ici c’est l’Europe et tu n’as pas de famille, alors tu fais ce que je dis : tu te prostitues »

Tout aussi capital est le panorama apporté par un représentant de la Confédération paysanne sur les conditions de travail des travailleurs précaires, saisonniers ou sans-papiers, dans l’espace européen. En décembre 2016 et en mars 2017, ce ne sont pas moins de trois travailleurs immigrés – un Bulgare et deux Maliens – qui sont morts dans l’incendie de camps transformés en véritables bidonvilles, à Foggia, dans les Pouilles.

Dans le sud de l’Italie, le maintien au fil des ans de conditions de vie et de travail en violation complète des droits humains les plus élémentaires est devenue la norme. Suite à ce procès, la sentence a été présentée le dimanche 7 décembre à Genevilliers, en clôture du Moussem, le « Festival de l’immigration et de la tricontinentale ». Le verdict est sans appel : la France et l’Union européenne ont été symboliquement condamnées pour « complicité de crime contre l’humanité ». Le souvenir des morts en témoigne.

Olivier Favier

Photo de une : un incendie dans le bidonville de Calais, le 13 novembre 2015 / © Olivier Favier.