Justice

Amiante : vingt ans après l’interdiction, toujours aucun procès

Justice

par Nolwenn Weiler

Les recours en justice pour les dizaines de milliers de personnes empoisonnées par l’amiante pendant leur vie professionnelle se ferment les un après les autres. Les premières plaintes ont été déposées en 1997. Vingt ans plus tard, aucun procès n’a encore eu lieu. L’année 2017 a été ponctuée pour les victimes, qui meurent par milliers chaque année en France, de diverses décisions judiciaires dévastatrices.

En septembre les mises en examen de neuf décideurs - industriels, scientifiques, lobbyistes ou hauts fonctionnaires - ont été annulées. Au début de l’été, une ordonnance des juges d’instruction du pôle santé publique annonçait la clôture de l’instruction dans une vingtaine de dossiers pénaux de l’amiante, dont Eternit, Valeo ou Everite (Saint-Gobain). Motif invoqué : il est impossible de dater le moment où la faute a été commise et donc de l’imputer à quiconque.... Des non-lieux devraient être prononcés d’ici peu. Révoltées par cette annonce d’impunité, les associations de victimes ne comptent pas en rester là. L’Association nationale des victimes de l’amiante (Andeva) et la l’association des personnes accidentées de la vie et handicapées (Fnath) – très active dans le soutien aux victimes de l’amiante – annoncent qu’elles iront en appel, voire en cassation si des non-lieux sont prononcés.

La neutralité des juges remise en question ?

L’Andeva a par ailleurs déclaré le 20 février qu’elle s’apprêtait à demander la récusation des juges d’instruction qui enquêtent sur l’exposition à la fibre cancérogène des salariés de l’usine Ferodo-Valeo de Condé-sur-Noireau, en Normandie. Selon l’association, une enquête publiée par Médiapart en début de semaine questionne l’impartialité des juges dans ce dossier.

De quoi s’agit-il ? D’une expertise réalisée dans le cadre de l’instruction pour évaluer le rôle de Claude Raffaelli, médecin du travail de l’entreprise Ferodo-Valeo, mis en examen en 2008 par la juge Marie-Odile Bertella-Geffroy pour « non-assistance à personne en danger » et « homicides et blessures involontaires ». Depuis, Marie-Odile Bertella-Geffroy a été dessaisie du dossier, et le docteur Raffaelli placé sous le statut de témoin assisté, beaucoup plus favorable que le statut de mis en examen [1].

« Ce qui est surprenant, avance François Desriaux, membre fondateur de l’Andeva, c’est que les conclusions de l’expertise - très favorables au docteur Raffaelli - ne tiennent pas compte des observations formulées par les experts eux-mêmes, qui mettent en avant divers manquements professionnels du médecin. » Déficit d’information des salariés, absence de campagne d’information concernant l’amiante contrastant avec l’importance des campagnes de prévention face aux dangers de l’alcool et du tabac, mauvaise tenue des dossiers médicaux quant à l’exposition à l’amiante des salariés, silence pendant les CHSCT, absence d’alerte auprès des représentants des salariés... la liste de ces « manquements » est longue. « C’est d’autant plus embêtant qu’il était le médecin du travail qui connaissait le mieux l’amiante. Il connaissait toutes les publications scientifiques sur le sujet. Mais au lieu de se servir de ces connaissances pour protéger la population qu’il devait surveiller, ce qui était normalement son travail, il les a utilisées pour défendre l’usage de l’amiante. »

Pressions sur les experts

Le docteur Raffaelli a ainsi défendu, comme le faisaient les industriels, l’usage contrôlé de l’amiante, alors même qu’il était admis scientifiquement depuis 1972 que la fibre est un cancérogène « sans seuil », toxique quelle que soit la dose présente dans l’organisme. Selon Médiapart, « de nombreuses pièces du dossier pénal attestent de la « proximité » du médecin avec les industriels de l’amiante », qu’il fréquentait régulièrement au sein du comité permanent amiante (CPA), succursale des industriels pour entraver toute mesure d’interdiction de l’amiante [2]. Comment, avec de tels éléments, le médecin du travail a-t-il pu passer du statut de mis en examen à celui de témoin assisté ? « Les magistrats du pôle judiciaire de santé publique (qui ont succédé à Marie-Odile Bertella Geffroy, ndlr) se sont ingéniés à détricoter toutes les charges qui pesaient sur les principaux protagonistes de cette affaire », répond l’Andeva. « La manière dont les magistrats ont fait pression sur les experts est édifiante », ajoute l’association.

L’un de ces experts, Jean-Michel Sterdyniak – qui s’est retiré de la mission en septembre 2016 peu avant la remise du texte – affirme dans les colonnes de Médiapart qu’entre 2015 et 2016, l’une des juges les a convoqués à trois reprises : « La première fois, elle nous presse de finir le rapport afin que nous soyons au moins payés car, dit-elle, “l’affaire n’ira pas plus loin, il n’y aura pas de procès”. Lors du deuxième entretien, elle dit “ne pas comprendre pourquoi Raffaelli a été mis en examen, ne pas voir ce qu’on lui reproche”. La troisième fois, la juge aurait ajouté que “toute l’enquête a été menée à charge”. » Le docteur Raffaelli, « est vraiment un acteur clé du dossier amiante, qui se sert de ses connaissances pour défendre l’usage d’un matériau cancérogène, insiste François Desriaux. Si cela ne peut entraîner une mise en examen, alors aucun médecin du travail ne sera jamais mis en examen, à moins de tuer un patient dans son cabinet. »

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Notes

[1Une mise en examen vise une personne contre laquelle il existe des indices graves ou concordants rendant vraisemblable qu’elle ait pu participer, comme auteur ou complice, à la commission d’une infraction.

[2Le CPA a été qualifié de « faux nez » des industriels par un rapport du Sénat en 2005.