Santé publique

« À Bruxelles, la vie des personnes est moins prioritaire que la bonne santé de l’industrie chimique »

Santé publique

par Nolwenn Weiler

L’Union européenne n’a toujours pas réglementé l’usage des perturbateurs endocriniens, ces substances chimiques aux effets sanitaires colossaux utilisées dans de très nombreux produits de consommation courante. Malformations, cancers, obésité... Les perturbateurs endocriniens sont pourtant à la source de bien des maux. Ce retard, qui vient d’être condamné par la justice européenne, ne doit rien au hasard. Les industries de la chimie, des pesticides ou du plastique pratiquent un lobbying intensif, et entravent toute avancée sérieuse. La journaliste Stéphane Horel a décrypté dans un ouvrage intitulé Intoxication ce lobbying et ces objectifs. Entretien.

Basta! : Votre enquête porte sur la réglementation des perturbateurs endocriniens, ces substances chimiques omniprésentes dans notre quotidien, et suspectées de participer à l’explosion des maladies modernes. Où en est-on sur ce sujet ?

Stéphane Horel  [1] : Les perturbateurs endocriniens (PE) sont des substances chimiques qui peuvent interagir avec le système hormonal (endocrinien veut dire hormonal). Ces substances agissent sur les humains mais aussi sur les animaux, comme les ours polaires, les chatons, les escargots. Plusieurs catégories d’êtres vivants sont ainsi touchées. C’est l’exposition du fœtus pendant la grossesse qui présente le plus grand risque, même si l’exposition reste problématique à d’autres périodes de la vie. La vie in utero est vraiment un moment crucial, puisque ce sont les hormones qui fabriquent les bébés. Les effets d’une exposition à ce moment-là peuvent se voir à la naissance, avec par exemple des malformations génitales ; mais aussi dix, vingt ou trente ans plus tard. Avec l’apparition de cancers, de diabètes, de problèmes d’obésité ou d’infertilité.

Les perturbateurs endocriniens sont présents dans des milliers d’objets de la vie courante : des tongs aux rideaux de douche, en passant par les canapés et les jouets mais aussi les poches à sang et les cathéters. La plupart de ces produits ont une vraie utilité : les phtalates, par exemple, sont des PE qui assouplissent le plastique. Et le bisphénol A, qui est l’un des PE les plus connus, permet de fabriquer un vernis que l’on met à l’intérieur des boîtes de conserves et qui ralentit la corrosion du métal. Pour le moment, on n’a trouvé aucun équivalent qui soit aussi efficace dans la durée. Il est impossible de faire l’inventaire des endroits dans lesquels on trouve des PE. Tous les secteurs de l’industrie sont concernés. Le sang, le lait maternel, l’air, la poussière, la pluie : les PE sont présents partout ! On estime qu’il y en a environ 1000 en circulation dans le monde, mais c’est peut-être beaucoup plus.

Une réglementation européenne est en cours d’élaboration, mais les scientifiques ont alerté sur le problème des perturbateurs endocriniens il y a près de vingt-cinq ans ! Pourquoi un tel délai ?

Le moment scientifique Eurêka pour les PE, c’est 1991. Cette année-là une vingtaine de scientifiques (toxicologues, zoologistes, biologistes, endocrinologues...) se réunissent dans une petite ville du Wisconsin, aux États-Unis. Au terme d’un séminaire de trois jours, ces scientifiques rédigent ce que l’on appellera la déclaration de Wingspread, du nom du centre de conférence où s’est tenu le séminaire. Cette déclaration s’alarme des effets des altérations du développement induites par les produits chimiques. Les scientifiques insistent sur les risques encourus suite à des expositions in utero. Et ils remettent en question l’équation toxicologique qui disait que la dose fait le poison. Pour les PE, c’est plutôt le moment qui fait le poison. La déclaration de Wingspread prévient aussi : « À moins que la contamination de l’environnement par les perturbateurs hormonaux [ne] soit rapidement contrôlée et réduite, des dysfonctionnements généralisés à l’échelle de la population sont possibles. »

Depuis, il y a eu des milliers de publications scientifiques qui montrent que ces produits posent problème. Il y a maintenant un consensus sur leur dangerosité. En 2013, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a publié un rapport. Réalisé par une vingtaine de scientifiques du monde entier, tous spécialistes des PE, ce rapport insiste sur le fait que les PE représentent « une menace mondiale ». En 2009, puis en 2015, la société savante Endocrine Society dit la même chose. Il y a quelques semaines, c’est la Fédération internationale des gynécologues obstétriciens qui a appelé à réglementer les PE, évoquant les bébés qui naissent tous « pré-pollués ».

Quelles sont les industries qui utilisent des PE et qui organisent le lobbying visant à court-circuiter le projet européen de réglementation ?

Elles sont, du fait de l’abondance du recours aux PE, très nombreuses. Au moment de faire du lobbying, les industriels se regroupent. D’abord dans le lobby de la chimie (ou CEFIC), qui est l’un des plus puissants de Bruxelles, avec 150 employés et un budget de 40 millions d’euros. Ce lobby réunit des PME mais surtout des grosses multinationales, comme BASF, Syngenta, Bayer, Dow ou DuPont [2]. Nous avons aussi le lobby des pesticides (ECPA, qui fait par ailleurs partie du CEFIC), des industries qui sont en première ligne s’il y a réglementation des PE. Il y a enfin l’industrie du plastique, et, dans une moindre mesure, Cosmetics Europe).

Parmi les manœuvres utilisées par ces lobbies pour contrer toute réglementation, retrouve-t-on la stratégie du doute et du déni, inventée par le lobby du tabac ?

Effectivement. Pour les perturbateurs endocriniens, le premier moment de ce qu’on appelle « la manufacture du doute » a lieu en 2012, suite à la sortie du Rapport sur l’état de la science sur les perturbateurs endocriniens. Commandé par la Commission européenne, c’est un état de la science réalisé par l’équipe du Professeur Andreas Kortenkamp, l’un des plus grands spécialistes mondiaux des perturbateurs endocriniens, indépendant des industriels. Ce rapport conclut que « les perturbateurs endocriniens justifient une considération à la hauteur de substances aussi préoccupantes que les cancérogènes, les mutagènes et les toxiques pour la reproduction, ainsi que les produits persistants, bioaccumulables et toxiques ».

Leur rapport a aussitôt été attaqué dans la littérature scientifique. Mais cette critique a été financée par le lobby américain de la chimie. Elle a été écrite par deux salariés d’une société de consultants spécialisés, Gradient Corp, qui travaille au seul service des industriels ; et par des scientifiques qui travaillent tous avec l’industrie de la chimie et des pesticides. Les reproches sont essentiellement méthodologiques. Les auteurs chicanent sur des omissions de référence, des choix de vocabulaire, ils ergotent sur des détails. C’est une véritable opération de « science washing » qui vise à donner l’illusion qu’il y a une controverse scientifique. C’est en effet plus présentable que d’aborder directement l’impact sur les entreprises. L’industrie des pesticides a par ailleurs essayé de décrédibiliser Andreas Kortenkamp en envoyant des mails à la Commission, suite à des propos qu’il avait tenus dans la presse britannique.

Que proposent les industriels pour répondre au vaste problème de santé public créé par leurs produits ?

L’industrie chimique a mis au point une astuce : il faudrait s’occuper des produits dont les effets sont les plus puissants. Cela revient à écrémer : on enlève les soi-disant plus dangereux et on laisse tous les autres en liberté. Mais cela n’a aucun sens scientifique puisque les PE peuvent agir à très faible dose. Leur toxicité est telle qu’on ne peut pas prétendre qu’il y a une dose en deçà de laquelle ils ne sont pas dangereux. De plus, on est exposés à des dizaines de PE simultanément. Une étude aux États-Unis a montré qu’il y en a en moyenne 43 dans chaque femme enceinte. 43 ! Quel est le résultat de ces cocktails d’exposition ?

C’est notamment pour ces raisons que l’idée de « puissance » n’a absolument aucun sens. Ce qui n’empêche pas la Commission de la considérer comme une question valable, soumise à son examen ! La direction générale de l’environnement de la Commission, à qui avait été confié le travail préalable de définition des PE, l’avait pourtant éliminée au terme de quatre ans de travail. Cela révèle un grave dysfonctionnement de l’Europe. On piétine quatre ans de travail simplement parce que les conclusions déplaisent à l’industrie.

En plus de jeter le doute sur les études scientifiques indépendantes, les industriels s’attaquent au principe de précaution...

En Europe, le principe de précaution est inscrit dans les textes et il a valeur de loi, même s’il n’existe pas de définition précise. Pour les négociations TAFTA, c’est un principe qui fait barrière à certains engagements, au niveau de la réglementation chimique notamment. C’est un peu notre seul joker éthique contre le libre marché tout puissant. Et c’est la raison pour laquelle les industriels américains sont bien décidés à le faire disparaître à l’occasion de ces négociations. Un think tank financé par les industriels du tabac, de la chimie, des pesticides, ainsi que des pétroliers tente de le faire remplacer par un « principe d’innovation ». En France, le principe de précaution est inscrit dans la Charte constitutionnelle de l’environnement, et il y a aussi eu des tentatives de suppression. En octobre 2014, le député UMP Eric Woerth avait déposé une proposition de loi pour son remplacement par « un principe d’innovation responsable ». Savait-il que cette idée venait d’un obscur think tank fondé et animé par le fabricant des Lucky Strike ?

Un an plus tôt, une lettre signée de 56 scientifiques du monde entier est envoyée à Anne Glover, la conseillère scientifique principale du président de la Commission de l’époque José Manuel Barroso. Dans ce courrier, les scientifiques se plaignent des critères retenus par la direction générale (DG) de l’environnement de la Commission pour décrire les PE. Ils regrettent notamment l’approche de précaution. Ce courrier, doublé par la publication d’éditoriaux dans une quinzaine de revues scientifiques, est plein d’approximations. Mais il servira quand même d’alibi à la Commission pour arrêter le processus de réglementation des PE en cours. J’ai documenté que la grande majorité des scientifiques qui ont rédigé cette lettre sont liés à l’industrie.

Pourquoi les décideurs sont-ils si réceptifs à ce lobbying ?

Il est très choquant de constater que les lobbies rencontrent une telle adhésion du côté des décideurs. Plusieurs facteurs l’expliquent. À Bruxelles, nous sommes dans un rapport de force où les intérêts publics sont en minorité. L’écrasante majorité des représentants d’intérêts sont ceux des intérêts commerciaux. Le dialogue avec les « parties prenantes », c’est-à-dire les industriels, remplace le débat démocratique. Il y a une proximité très importante entre le monde des décideurs politiques et le monde des affaires. En plus, Bruxelles permet une vraie proximité géographique. Tout le monde travaille au même endroit et se croise au quotidien dans la bulle bruxelloise. Il y a également un manque de formation sidérant. Les ressorts du lobbying sont maintenant connus, et très documentés. Mais les fonctionnaires et les élus européens n’y sont pas du tout formés.

Dans les institutions publiques européennes, il existe une grande confusion entre l’intérêt général et l’intérêt des grandes entreprises. Pour justifier le retard de deux ans qu’elle a pris sur son obligation de réglementation des PE, la Commission mène une étude d’impact : celle-ci mesure les effets négatifs d’une interdiction des PE sur l’économie et les entreprises, mais pas les effets positifs d’une telle interdiction sur la santé et l’environnement ! La vie des personnes est devenue moins prioritaire que la bonne santé des entreprises.

Propos recueillis par Nolwenn Weiler

Photo : CC Jacques Lebleu

Intoxication. Perturbateurs endocriniens, lobbyistes et eurocrates : une bataille d’influence contre la santé, de Stéphane Horel, publié aux éditions La Découverte, 19 euros.

À lire sur Basta! :